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JEANNE.

— Ah ! vous êtes incertain ?

— Très-incertain, répondit l’Anglais d’un ton positif.

— Je comprends ! vous n’êtes pas bien sûr d’être amoureux.

— Je ne suis pas amoureuse, dit l’Anglais, mais je pourrais bien le devenir. Et il promena autour de lui des regards candides comme s’il eût cherché quelqu’un.

— Il est tout à fait naïf et ouvert, pensa la grosse Charmois, et c’est plaisir que de le pousser un peu. Vous regardez, lui dit-elle en baissant la voix pendant que les jeunes gens parlaient entre eux d’autre chose, s’il y a quelqu’un ici qui vous rappelle l’objet de vos pensées ?

— Mes pensées ne sont pas encore des souvenirs, Madame, dit l’Anglais en riant.

— Est-ce qu’il voudrait me faire la cour ? se demanda la sous-préfette. Quel dommage que je ne sois pas à marier ! Et cette Elvire, qui fait justement la moue dans ce moment, au lieu de montrer qu’elle a de belles dents ! Que les petites filles sont sottes ! Je suis sûre, monsieur Harley, reprit-elle par un douloureux retour sur son peu de fortune, que vous avez de l’ambition ?

— Beaucoup, Madame !

— Vous êtes comme tous les hommes riches de ce temps-ci : vous voulez être plus riche encore.

— Oh ! je suis beaucoup plus ambitieux que cela !

— Vous voulez un grand nom ?

— Je voudrais qu’elle eût un joli nom, très-facile à prononcer.

— Vous êtes un plaisant, je vois cela. Moi, je vous conseille de prendre une femme bien née. Vous êtes d’une famille noble, mais non illustre ; si vous voulez vivre en France sur un certain pied de considération, il faut vous allier à une famille dont le nom… sans être des premiers, car enfin vous ne pouvez prétendre à une Montmorency… soit du moins…

— J’ai, Madame, encore plus d’ambition que cela, reprit l’Anglais sans se déconcerter.

— Eh ! mon Dieu ! quelle ambition avez-vous donc ? Vous êtes donc immensément riche ?

— Je suis un honnête homme, et je voudrais être aimé et estimé de mon femme. Voilà mon ambition.

— Ah ! le drôle de corps ! mais vous êtes tout à fait charmant. On n’a pas plus d’esprit que cela. On dit qu’il n’y a que les Français pour avoir de l’esprit ! mais vous en avez à revendre, mon cher !

— Vous êtes beaucoup trop bon, Madame.

— C’est vous qui êtes bon ! Je suis sûre que vous seriez le plus charmant et le plus excellent mari de la terre. Mariez-vous ! vrai ! vous ne demandez qu’à être aimé ; vous méritez trop de l’être pour qu’une femme digne de vous ne soit pas facile à rencontrer.

— C’est beaucoup plus difficile que vous ne croyez, Madame. Une femme digne d’être aimée et capable d’aimer loyalement, fidèlement, c’est très-rare en France, où les femmes ont tant d’esprit !

— Eh bien, vous vous trompez ! j’en connais qui ont plus de cœur encore que d’esprit, et si vous revenez dans huit jours, je vous prouverai cela.

— Dans houit jours ! c’est bien long, dit l’Anglais avec une tranquillité remarquable.

— Ah ! que vous êtes pressé ! Il paraît que le voyage d’Italie vous a peu satisfait, et que vous comptez trouver mieux chez nous. Allons ! j’espère que vous attendrez bien huit jours. Je suis femme de bon conseil, je connais le cœur humain, et je m’intéresse à vous… vrai ! comme si vous étiez mon fils.

— Vous êtes bien bon ! répéta l’Anglais, avec un imperceptible sourire d’ironie.

On était au dessert. C’était le département de Jeanne. Elle entra apportant des corbeilles de pommes, de poires et de raisin admirablement conservés et arrangés avec art dans la mousse. Habillée en paysanne, avec beaucoup de propreté, les manches retroussées jusqu’au coude pour être plus adroite, elle allongea ses beaux bras blancs pour poser, au milieu de la table, un large fromage à la crème qu’elle venait de battre et de délayer à la hâte. Son teint était animé. Elle se pencha pour servir la table, sans méfiance et sans affectation, tantôt près de Guillaume et tantôt près de l’Anglais. Mais Guillaume remarqua qu’elle évitait de s’approcher de Marsillat, bien qu’il eût insensiblement écarté sa chaise de celle d’Elvire pour laisser un passage près de lui à la belle canéphore. Guillaume en détacha ses yeux avec effort et parla avec sa sœur de tout ce qui pouvait en détacher sa pensée. Mais Jeanne était destinée ce soir-là à fixer l’attention en dépit d’elle-même.

Dès qu’elle fut sortie, sir Arthur, que les provocations matrimoniales de la Charmois fatiguaient beaucoup, changea la conversation en s’adressant à mademoiselle de Boussac :

— C’est bien ! mademoiselle Marie, lui dit-il en riant, vous croyez m’avoir donné du poisson à souper, mais je n’y ai pas touché, ne vous en déplaise.

Marie avait déjà oublié le conte de la gouvernante anglaise ; elle regarda sir Arthur d’un air étonné.

— Miss Jane est fort bien déguisée, reprit l’Anglais ; mais elle est aussi belle d’une façon que de l’autre, et je n’ai pas été attrapé un seul instant.

— Je vous demande bien pardon, dit Marie ; vous avez pris notre belle laitière pour une gouvernante anglaise ; et Dieu sait si je songeais à vous attraper. C’est M. Marsillat qui a fait ce conte-là.

— Vous jouez très-bien la comédie, répliqua l’Anglais, obstinément déterminé à prendre Jeanne la laitière pour miss Jane travestie.

— Ah ! c’est trop fort ! s’écrièrent les jeunes filles en éclatant de rire. Je parie qu’il croit que c’est à présent que nous le trompons !

— Bonne comédie ! répéta sir Arthur en riant à son tour de bon cœur.

Il fut impossible de savoir clairement ce que pensait l’Anglais mystifié ; mais il est certain qu’il ne voulait point croire, tout exempt de préjugés qu’il était, à tant de majesté chez une laitière, et qu’il s’en tint à sa première impression, son admiration sympathique pour la belle compatriote qu’on lui avait montrée en robe blanche et en cheveux d’or tressés à l’anglaise. « Elle est bien vraiment la plus belle femme du monde, dit-il à Marsillat, qui s’amusait à l’interroger en sortant de table, car elle est, s’il est possible, plus belle en cornette qu’en cheveux. » Aussitôt que l’Anglais eut englouti six tasses de thé que Marie lui prépara avec soin et lui versa avec la grâce d’une bonne sœur, reconnaissante des soins qu’il avait pris de son frère, il fit avertir les postillons, résista à de nouvelles prières, renouvela son serment de revenir dans huit jours, et partit après avoir pressé dans ses bras son cher Guillaume, qu’il regardait comme un fils adoptif. Au moment où il montait en voiture, la grosse Charmois qui l’avait reconduit jusque-là avec toute la famille et qui s’acharnait après lui, lui dit d’un air futé, à demi-voix : — Ah çà ! vous m’avez promis de me consulter ! N’allez pas vous embarquer dans votre grand projet sans m’en faire part. Je connais tout le monde, moi, et je suis plus à même que qui que ce soit de vous donner des informations et de vous empêcher de tomber dans quelque piége.

— Soyez tranquille, Madame, répondit sir Arthur d’un air un peu railleur, en s’enveloppant de son carrick de voyage, qu’il boutonna méthodiquement sur sa poitrine ; dans houit jours, nous parlerons de cela, et peut-être vous en écrirai-je avant houit jours, car je suis un homme très-immepatiente.

Cette dernière parole laissa dans l’âme de la grosse Charmois les plus doux rêves d’établissement pour sa fille : elle n’en dormit pas de la nuit. Il m’en écrira avant huit jours ! répétait-elle en agitant sur son oreiller sa grosse tête pleine de projets. C’est à moi qu’il compte écrire et non à madame de Boussac ! Donc c’est à ma fille qu’il pense. Certainement il l’a regardée, beaucoup regardée. Toutes les fois que je lui conseillais le mariage, il regardait Elvire d’une façon étrange. Il a une drôle de physionomie. On ne sait trop s’il plaisante ou s’il parle sérieusement ; mais c’est un original. Je lui ai plu. Combien d’hommes ne se décident pour une jeune personne que par entraînement