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JEANNE.

du curé. — Qu’est-ce ? dit-il en mettant la main sur le bras de Marsillat, on crie au feu, je crois.

— Le feu ! le feu ! cria-t-on d’en-bas distinctement ; le curé et ses deux hôtes s’élancèrent dans l’escalier.

— Le feu du ciel est tombé du côté d’Épinelle ; il y a au moins vingt maisons qui brûlent, criait Claudie, sans songer qu’il n’y avait à Épinelle qu’une seule chaumière, celle de Jeanne. Courons, mes amis, courons ! s’écria le curé en s’élançant sur la place de Toull, et en s’adressant à ses paroissiens effarés, qui voulaient tous monter sur la plate-forme pour regarder l’incendie sans songer à y porter remède. « Que chacun de vous aille prendre un seau dans sa maison, dit Marsillat ; si c’est à Épinelle, il y a de l’eau.

— Si c’est à Épinelle, c’est peut-être la maison de Jeanne qui brûle, s’écria Guillaume en s’armant à la hâte des deux seaux de la maison du curé.

Ca la l’est bien sûr, disait Léonard. Cette pauvre Jeanne, c’est trop de malheur comme ça pour elle dans un jour !

— Mais courez donc aussi, sacristain ! disait Marsillat en poussant de force devant lui tous les faiseurs de lamentations et de commentaires.

— Je peux-t-y courir, moi qui suis boiteux ? dit Léonard, faudra bien que j’arrive le dernier par force ; mais j’vas d’abord sonner le tocsin.

— Oui, oui, sonnez l’alarme, dit Marsillat ; cela attirera du monde pour porter secours. Allons, tout le monde, venez, au lieu de crier et de vous étonner ! Les femmes, les enfants, le charpentier du village pour faire la part du feu, où est-il ? à la ville ? Eh bien ! conduisez-moi à son cafornion[1] que je prenne sa hache.

— Je vas vous la chercher, monsieur Léon, dit une femme ; mais, dame ! faudra pas perdre l’hache à mon homme.

— Monsieur le curé faudra faire une pinte d’eau bénite, disait l’une, c’est souverain contre le feu qui vient du ciel.

— Il n’y a pas besoin de tout ça, disait l’autre ; faut aller chercher la mère Guite. Elle sait des paroles pour le feu.

— Comment donc qu’elle ira, puisqu’elle ne peut pas marcher ? — On la mettra sur un chevau… Justement qu’il y a un grand chevau dans son étable.

— Ah ouache ! la Jeanne en sait bien aussi, des paroles ; elle en sait plus long que la mère Guite, allez ! Oh ! bien sûr, sa mère ne sera pas morte sans lui apprendre la chose.

Guillaume et Marsillat, avec deux ou trois des plus résolus, descendaient déjà la montagne en courant. Un groupe de curieux et de pleureuses venaient derrière eux. Le curé resta le dernier pour décider les retardataires et les égoïstes, et pour rassembler des seaux, la chose nécessaire et introuvable à la campagne dans de pareilles occasions. La nuit se faisait de plus en plus, et à mesure que l’avant-garde approchait du lieu du sinistre, l’énorme gerbe du feu qui jaillissait du chaume enflammé, et que le vent faisait ondoyer avec fureur, ne justifiait que trop les cris : C’est trop tard ! c’est trop tard ! que Guillaume et Marsillat entendaient répéter autour d’eux à chaque pas. Enfin ils arrivèrent haletants et couverts de sueur, étonnés que Jeanne les eût tant devancés ; ils s’attendaient à la joindre en chemin, et ils ne la rencontrèrent pas.

Les bonnes femmes des chaumières éparses aux environs s’étaient déjà rassemblées autour de l’incendie, et comme des fades impuissantes contre un démon supérieur, elles s’épuisaient en cris perçants et en conjurations vaines. Le peu d’hommes qui se trouvaient là, aidaient la Grand’Gothe à arracher de force de la bergerie les chèvres et les brebis, qui, frappées de la terreur stupide dont ces animaux sont la proie en pareille circonstance, s’obstinaient à ne pas bouger. Cette partie de la cabane était encore intacte, mais le toit de la maison principale s’envolait par flocons de paille embrasée sur les assistants, et, dans l’attente de l’écroulement de cette masse, personne n’osait se hasarder à monter sur le toit voisin pour opérer la séparation. Marsillat, armé de sa hache, l’osa seul, à la grande terreur de Claudie, qui jetait des cris affreux. Guillaume allait le suivre : mais une autre pensée l’arrêta. Où était Jeanne ? Il la cherchait en vain dans cette petite foule qui s’amoncelait bruyante et inerte autour de l’incendie. Jeanne ne paraissait pas. Était-elle revenue de Toull ? Quelqu’un l’avait-il vue ? Personne n’écoutait les questions de Guillaume. Il entra dans la bergerie où la fumée était déjà si épaisse qu’il ne distinguait rien. Il appela Jeanne, personne ne lui répondit. La Grand’Gothe, sous le hangar de derrière, criait d’une voix lamentable : « Et mes poules, mes poules ! mes chers voisins, mes bons voisins, sauvez mes poules !

VII.

LA PIERRE D’EP-NELL.

La terreur et la consternation de nos paysans, à la vue d’un sinistre destructeur de la propriété échappe à toute description. En lui rendant sa chétive part si pénible à acquérir, si onéreuse à conserver, la loi de l’inégalité a développé dans son âme malheureuse et tourmentée, un amour excessif, une sorte de culte idolâtrique pour l’objet de tant de soins et le but de tant de fatigues. La maison de Tula ne valait pas 500 fr., et Guillaume s’épuisait à dire : « Ne criez pas, ne pleurez pas : sauvez ce que vous pourrez, et ce qui périra, je me charge de le faire rétablir. Cherchez Jeanne, aidez-moi à trouver Jeanne, pour qu’elle ne perde pas la tête, pour qu’elle se console. Allons, courez après Jeanne. »

— Jeanne, Monsieur ! lui répondait-on, elle aura été se noyer. Que voulez-vous qu’elle fasse ? Elle a tout perdu dans un jour : sa mère et son bien. On ne peut pas vivre après ça.

Guillaume ne pouvait pas faire comprendre qu’il réparerait au moins une de ces pertes. Quelques-uns secouaient la tête, en disant : « Ça se dit comme ça, mais quand la pitié est passée, l’argent ne vient pas. » La plupart, ne connaissant pas Guillaume de Boussac, le prenaient pour un fonctionnaire du gouvernement. Et après tout, on se réunissait pour dire : « Rebâtie aux frais de qui on voudra, c’est toujours une maison qui brûle. C’est du bien qui se périt. Non ! le pauvre monde est trop malheureux ! Alas ! mon Dieu ! alas ! faut-il ! alas ! Jésus ! » Et c’était un chœur de gémissements comme celui des captives de la tragédie antique, sans que Guillaume, impatienté de ces clameurs, et s’irritant sans fruit contre l’énervement que l’effroi et la surprise causent au paysan, pût réussir à organiser une chaîne, et à utiliser les seaux qu’on avait apportés et l’eau qui coulait à côté de la maison.

Il allait rejoindre sur le toit Marsillat, qui travaillait comme un Hercule, secondé par cinq ou six vigoureux compagnons, de ces gars de bon cœur qui mettent un peu de vanité à bien faire, et que le moindre encouragement enflamme d’émulation ; véritable type des volontaires de la république et des fantassins de l’empire, lorsque Jeanne parut enfin, et Guillaume ne pensa plus qu’à elle.

Elle avait fait un détour pour porter une dernière invitation à un parent qui demeurait sur le versant opposé de la montagne, et elle n’avait vu l’incendie qu’en sortant du chemin creux qui la ramenait à sa demeure. Elle avait jeté sa besace, elle accourait avec Cadet, le fils de Léonard, qui avait semé les pains de munition dont il était chargé parmi les blocs de pierre de la ville gauloise. Cadet se lamentait bruyamment ; mais Jeanne, pâle et hors d’haleine, ne disait rien. Elle cherchait dans la foule, et enfin quand elle put parler :

— Ma mère ! cria-t-elle, où est ma pauvre chère mère ?

— Elle a l’esprit égaré, elle n’a plus ses sens, disait-on autour d’elle, elle ne se souvient plus que sa mère est morte.

— Où donc avez-vous mis ma mère ? reprit Jeanne

  1. Capharnaüm, endroit où les paysans rassemblent et serrent leurs outils de travail.