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JEANNE.

nades sentimentales avec Claudie, vers les lieux où Jeanne devait passer. La réserve craintive et fière qui faisait le caractère apparent de Jeanne ne prenait pourtant pas sa source dans une âme défiante et hautaine ; à voir comment elle avait servi et assisté sa mère depuis qu’elle était au monde, avec quelle abnégation elle lui avait consacré sa vie, avec quelle ferveur elle l’avait soignée nuit et jour jusqu’à sa dernière heure, on aurait deviné qu’il y avait là un cœur capable des plus grands dévouements ; mais, à l’exception de Tula, qui connaissait Jeanne ? qui pouvait la connaître ? Et maintenant qu’elle n’avait plus personne à qui se consacrer, qui pouvait savoir si c’était un être de quelque valeur ou une créature stupide, attachée aux travaux rustiques comme le bœuf l’est à la charrue ? Marsillat ne voyait en elle qu’une vierge aux yeux bleus, blanche comme les lis, taillée comme une statue antique, et bête comme un cygne, c’était son expression. La Grand’Gothe, furieuse de ce qu’elle n’avait encore pu la faire remarquer de personne, voyait enfin dans sa nièce l’objet lucratif des soins du jeune libertin, et pour la déterminer à entrer en qualité de servante dans la famille de Léon, elle se promettait, maintenant que Tula n’était plus entre elles deux, de la persécuter et de la maltraiter.



La Grand’Gothe.

Quant à Guillaume de Boussac, il ne voyait encore dans Jeanne qu’une beauté de vignette anglaise, tout au plus un sujet de ballade, dans cette pauvre fille envers laquelle il avait des devoirs à remplir. Jeanne était donc, à cette heure de sa vie, une âme perdue dans l’infini de la création intellectuelle, un être ignoré, inaperçu comme ces magnifiques solitudes du Nouveau-Monde qui n’auraient pour ainsi dire jamais existé si elles ne se fussent révélées à un artiste ou à un poëte, comme les beautés de ces îles désertes qu’aucun navigateur n’a encore signalées et qui sont réellement comme si elles n’existaient pas.

— Jeanne, dit Guillaume après avoir un peu cherché grâce à quelle forme de langage il pourrait se faire comprendre d’une paysanne, vous m’avez appelé votre parrain, et cela me fait plaisir ; je prends tant d’intérêt à votre malheur, que je voudrais pouvoir au moins vous prouver que vous avez trouvé aujourd’hui un appui.

Jeanne leva sur Guillaume ses beaux yeux rougis par les larmes, et s’efforça de comprendre ce mot d’appui, nouveau en ce sens pour son oreille. Mais les paysans ont