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5, rue du Pont-de-Lodi.
ÉDITION J. HETZEL



JEANNE

NOTICE


Jeanne est le premier roman que j’aie composé pour le mode de publication en feuilletons. Ce mode exige un art particulier que je n’ai pas essayé d’acquérir, ne m’y sentant pas propre. C’était en 1844, lorsque le vieux Constitutionnel se rajeunit en passant au grand format. Alexandre Dumas et Eugène Sue possédaient dès lors, au plus haut point, l’art de finir un chapitre sur une péripétie intéressante, qui devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l’attente de la curiosité ou de l’inquiétude. Tel n’était pas le talent de Balzac, tel est encore moins le mien. Balzac, esprit plus analytique, moi, caractère plus lent et plus rêveur, nous ne pouvions lutter d’invention et d’imagination contre cette fécondité d’événements et ces complications d’intrigues. Nous en avons souvent parlé ensemble ; nous n’avons pas voulu l’essayer, non par dédain du genre et du talent d’autrui ; Balzac était trop fort, moi trop amoureux de mes aises intellectuelles pour dénigrer les autres ; car le dénigrement, c’est l’envie, et on dit que cela rend fort malheureux. Nous n’avons pas voulu l’essayer, par la certitude que nous sentions en nous de n’y pas réussir et d’avoir à y sacrifier des résultats de travail qui ont aussi leur valeur, moins brillante, mais allant au même but.

Ce but, le but du roman, c’est de peindre l’homme, et, qu’on le prenne dans un milieu ou dans l’autre, aux prises avec ses idées ou avec ses passions, en lutte contre un monde intérieur qui l’agite, ou contre un monde extérieur qui le secoue, c’est toujours l’homme en proie à toutes les émotions et à toutes les chances de la vie.

Jeanne est une première tentative qui m’a conduit à faire plus tard la Mare au Diable, le Champi et la Petite Fadette. La vierge d’Holbein m’avait toujours frappé comme un type mystérieux où je ne pouvais voir qu’une fille des champs rêveuse, sévère et simple : la candeur infinie de l’âme, par conséquent un sentiment profond dans une méditation vague, où les idées ne se formulent point. Cette femme primitive, cette vierge de l’âge d’or, où la trouver dans la société moderne ? Du moment qu’elle sait lire et écrire, elle ne vaut pas moins, sans doute, mais elle est autre, et appartient à un autre genre de description.

Je crus ne pouvoir la trouver qu’aux champs, pas même aux champs, au désert, sur une lande inculte, sur une terre primitive qui porte les stigmates mystérieuses de notre plus antique civilisation. Ces coins sacrés où la charrue n’a jamais passé, où la nature est sauvage, gran-