Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1855.djvu/224

Cette page a été validée par deux contributeurs.
22
LES MISSISSIPIENS.

LOUISE.

Mais, mon papa, l’odeur des fleurs me fait mal.

BOURSET.

Elle vous fera du bien aujourd’hui. Ramassez votre bouquet.

LOUISE ramasse le bouquet.

Oh ! il est si lourd, c’est fort incommode au bal ! Que peut-on faire de ce gros vilain bouquet ?

BOURSET.

Emportez-le, et allez trouver votre mère.

(Louise sort en effeuillant le bouquet.)

Scène VI.


BOURSET, GEORGE.
BOURSET.

Votre serviteur, monsieur Freeman ; j’ai deux mots à vous dire, ni plus ni moins. Vous voulez épouser ma fille, cela ne se peut pas.

GEORGE.

Je ne me suis pas expliqué à cet égard, Monsieur ; mais, si telle était mon intention, je crois que vous ne me la refuseriez pas.

BOURSET.

Vous vous trompez. Ma parole est irrévocable. Ma fille est promise.

GEORGE.

Je le sais, Monsieur ; mais, comme vous aurez toujours un million à rendre à M. le duc de Montguay, quand le moment sera venu, vous ne serez pas obligé de lui livrer votre fille.

BOURSET, à part.

Est-il sorcier, ou le vieux duc tombe-t-il en enfance jusqu’à raconter ainsi nos affaires ? (Haut.) Et d’où êtes-vous si bien informé. Monsieur ?

GEORGE.

Peu importe ! il me suffit que ce soit la vérité. Ainsi ce ne serait pas là le prétexte plausible de votre refus.

BOURSET, à part.

Ce diable d’homme me déplaît. (Haut.) Serais-je donc obligé de motiver mon refus ?

GEORGE.

Vous ne voudriez pas me faire d’insulte.

BOURSET.

Eh bien, s’il vous fallait une raison, il y en aurait une bien simple : c’est que vous n’avez pas le sou.

GEORGE, à part.

À la bonne heure ! voici le Samuel d’autrefois ! (Haut.) Mais, Monsieur, lorsque vous donnerez votre fille à M. le duc de Montguay, vous n’aurez pas le sou vous-même, comme il vous plaît de le dire ; autrement vous rembourseriez le million, et ne donneriez pas votre fille, je le suppose, par goût, à un octogénaire. Ainsi ce n’est pas encore là la raison.

BOURSET.

Eh bien ! Monsieur, il y en a une autre, c’est que vous n’avez pas de nom.

GEORGE.

On peut toujours en acheter un !

BOURSET.

Comme j’ai fait, vous voulez dire ! Mais il faut avoir de l’argent pour cela, ça coûte cher !

GEORGE.

Et cela ne sert à rien.

BOURSET.

Si fait, cela sert à tout ; avec un nom on a du crédit et de la faveur : ma fille sans dot sera duchesse, et bientôt, veuve d’un octogénaire, comme vous dites, elle pourra épouser un prince.

GEORGE.

Et, pour peu qu’il ait quatre-vingt-dix ou cent ans, elle pourra en troisièmes noces épouser le roi.

BOURSET.

Vous avez de l’esprit !

GEORGE.

Et vous aussi. Mais allons au fait : vous faites un calcul que vous croyez bon, et je vais vous prouver qu’il ne vaut rien. Vous croyez que la roture s’élève en s’accrochant à la noblesse, vous vous trompez : c’est la noblesse qui s’abaisse en se rattrapant à la roture.

BOURSET.

Ah ! je sais bien que la noblesse dégringole ; mais, avant qu’elle soit par terre, nous serons tous morts.

GEORGE.

Il est possible qu’elle se soutienne jusque-là dans l’opinion ; mais, en fait d’argent et de pouvoir, elle est déjà morte. La manie qu’ont les traitants de s’anoblir n’est qu’une sotte vanité qu’ils tâchent de se dissimuler à eux-mêmes en se persuadant qu’elle aide à leur fortune. Ils se trompent ; on se moque d’eux, et voilà tout.

BOURSET, à part.

Voilà un original bien osé, de me parler ainsi en face !

GEORGE.

Et puis, comme la noblesse est incontestablement ruinée…

BOURSET.

Elle ne l’est pas encore, c’est moi qui vous le dis.

GEORGE.

Elle le sera dans six mois, dans six jours peut-être, grâce à vous et à vos confrères, vous le savez bien. Que pourra-t-elle vous donner quand vous lui aurez tout pris ? Ses titres, ses armoiries ? Qu’en ferez-vous alors ? Vous voyez bien qu’il n’y a là que mensonge et fumée.

BOURSET.

Vous raisonnez serré, maître Freeman, et votre conclusion est que vous devez épouser ma fille par la raison que vous n’avez ni argent ni blason ! Il n’en sera pourtant rien, je vous jure.

GEORGE.

J’aurai un blason quand je voudrai, et de l’argent, à coup sûr, j’en aurai.

BOURSET.

Ouais ! seriez-vous un homme adroit ?

GEORGE.

Non, mais je suis aussi laborieux que vous, et beaucoup plus intelligent.

BOURSET.

Ah ! oui ! vous êtes philosophe ! ça vous mènera loin.

GEORGE.

Je suis cultivateur, Monsieur, et négociant, et je suis en train de faire fortune.

BOURSET.

Eh bien ! quand ce sera fait, vous reviendrez, et on verra.

GEORGE.

Je serai riche le jour où vous serez ruiné. Prenez garde qu’alors je ne vous en dise autant.

BOURSET, à part.

Quel diable d’original ! C’est peut-être un habile compère. (Haut.) Expliquez-moi ça.

GEORGE.

Vous savez bien qu’il y a de belles et bonnes terres à la Louisiane, et vous savez bien aussi qu’il n’y a pas de mines d’or ? Vous savez bien que Crouzat a cédé son privilège pour rien ?

BOURSET, effrayé.

Monsieur, doucement, doucement ! ne criez pas si haut des choses que vous ne savez pas.

GEORGE.

Oh ! mon Dieu, j’étais présent à la signature de l’acte.

BOURSET, à part.

Aïe !

GEORGE.

Et j’ai travaillé dix ans avec Crouzat à la recherche des mines.

BOURSET, baissant la voix et ouvrant les yeux.

Eh bien ! ces mines ?

GEORGE.

Il n’y en a pas, vous le savez de reste…

BOURSET, hébété.

Qu’y a-t-il donc ?

GEORGE.

Des forêts, des troupeaux, des pâturages ; il ne manque