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LES MISSISSIPIENS.

JULIE.

Ô mon Dieu ! auriez-vous connu ?… Oui, en Amérique ! cela est possible ; vous avez pu rencontrer une personne… qui portait le même nom que moi.

GEORGE.

Le même nom que porte aujourd’hui M. Bourset.

JULIE, à part, le regardant.

Il est des instants où je crois que c’est lui-même qui me parle ! (Haut.) Ainsi vous l’avez connu ?

GEORGE.

Intimement, Madame.

JULIE.

Et vous ne m’avez jamais parlé de lui !

GEORGE.

Je pensais que cela vous serait pénible.

JULIE.

Non, au contraire, j’éprouve une curiosité…

GEORGE.

Une curiosité ?…

JULIE, à part.

Comme c’est là son regard ! (Haut.) Oui, une émotion profonde… Dites-moi, je vous en prie, il a dû se plaindre de moi avec amertume ?

GEORGE.

Il ne s’est jamais plaint, Madame, même à son meilleur ami.

JULIE, le regardant avec attention, et commençant à douter.

Mais alors comment pouvez-vous savoir ?…

GEORGE.

Je sais seulement qu’il a horriblement souffert.

JULIE, à part.

Mon Dieu ! comme il dit cela ! si c’était lui ! (Haut, avec une émotion jouée.) Pauvre Léonce !

GEORGE, ironiquement.

Ah ! vous l’avez beaucoup aimé, Madame ?…

JULIE, à part.

Quel ton étrange ! ce ne peut pas être lui. (Haut, essayant de sourire.) Est-ce donc lui qui vous l’a confié ?

GEORGE.

Il ne s’est jamais vanté, pas plus qu’il ne s’est plaint.

JULIE.

Oh ! c’était un honnête homme !…

GEORGE.

Oui, Madame.

JULIE.

Et une belle âme ! aussi belle que son visage, qui ressemblait tant au vôtre !

GEORGE.

Le mien doit vous sembler une bien pâle et bien déplaisante copie, Madame.

JULIE, à part.

Il en est jaloux ! ce n’est pas lui. (Haut.) Le vôtre est cent fois plus mâle, plus noble et plus expressif.

GEORGE.

Vous me raillez ! Il est impossible qu’un premier amour soit effacé à ce point ; quiconque aurait la prétention de vous le faire oublier serait bien présomptueux !

JULIE, avec coquetterie.

Vous croyez ?…

GEORGE.

Et quiconque en aurait le désir serait bien malheureux !

JULIE, encore plus coquette.

En êtes-vous bien sûr ?

GEORGE, ému malgré lui, et avec une amertume qu’il ne peut contenir.

Le chevalier a pu l’être autrefois, mais ce fut une assurance bien ridicule de sa part, n’est-ce pas, Madame ?

JULIE, à part et bouleversée.

Du dépit ? Ah ! grand Dieu ! c’est bien lui ! (Haut et se remettant tout de suite.) Je vois que vous méprisez beaucoup les femmes, monsieur Freeman !

GEORGE, se reprenant.

Si j’avais eu quelque raison pour le faire, vous m’eussiez converti, Madame.

JULIE, à part.

Ah ! tu crains de te trahir, à présent ! C’est déjà fait ! va.

GEORGE.

Vous aurais-je offensée ? J’ai eu tort de vous parler du chevalier ; je m’étais promis de ne jamais le faire.

JULIE.

Pourquoi donc ? C’est un homme dont le souvenir me sera toujours cher, Monsieur. Si je lui ai fait du mal en épousant M. Bourset, j’ai expié cet acte de soumission envers mes parents par de longs regrets et des larmes bien amères. Si je me suis attachée à mon mari, c’est par devoir, non par inclination ; mais je suis restée fidèle à la mémoire du chevalier, car je n’ai point eu d’amants. Le monde le sait !

GEORGE, à part.

Le monde le dit !

JULIE, à part.

Lui inspirer du respect, c’est le plus sûr à présent.

GEORGE, à part.

Après tout, elle dit peut-être la vérité. (Haut.) Si le chevalier revenait à la vie, il serait touché de vous entendre parler ainsi, Madame.

JULIE.

Si le chevalier revenait à la vie, Monsieur, je ne pourrais plus prétendre à son amour, et je ne le voudrais pas, car le devoir a pour les âmes élevées d’austères consolations ; mais je me flatte que le chevalier m’estimerait et serait mon meilleur ami.

GEORGE, ému.

Je crois aussi que cela serait si vous le vouliez, Madame.

JULIE.

Puisque le sort a tranché le fil de sa vie, je désire du moins que son ami reporte sur moi un peu de cette honnête affection que j’eusse voulu lui faire connaître.

GEORGE.

Oh ! Madame, je vous prends au mot avec reconnaissance.

(Il lui baise la main, puis se promène avec quelque agitation.)
JULIE, à part.

Oh ! je te tiens maintenant, et tu m’aimeras toujours, mais, comme par le passé, en pure perte ; car un tel lien serait dangereux désormais. La colère et la jalousie se déchaîneraient à la moindre familiarité.

GEORGE, à part, se promenant dans le salon.

Oui, je crois qu’elle a conservé des sentiments élevés et que je puis lui parler. Le moment est venu. (Il se rapproche.) Madame, puisque vous me traitez avec une si généreuse confiance, j’oserai m’enhardir jusqu’à remettre en vos mains un secret où ma conscience est intéressée et mon honneur engagé.

JULIE.

Parlez, monsieur George, parlez-moi comme à une sœur. (À part.) Où veut-il en venir à présent ?

GEORGE.

Je veux vous parler de votre fille. Elle n’est point auprès de vous. Le bruit court dans le monde qu’elle s’est retirée au couvent par vocation religieuse. Vous-même vous le croyez peut-être ?…

JULIE, pâlissant.

À cet égard, monsieur George, je n’ai de comptes à rendre qu’à Dieu, ce me semble !

GEORGE.

Aussi Dieu vous demandera un compte sévère ! permettez à un frère de vous le rappeler.

JULIE, à part.

Peut-on voir rien de plus pédant ! (Haut.) Mon cher monsieur Freeman, j’espère que Dieu trouvera mon cœur pur. Voyons, que vouliez-vous dire ?

GEORGE.

Si vous vous blessez au premier mot !…

JULIE.

Non, je sais que vous êtes philosophe et que vous n’agissez comme personne. Dites toujours.

GEORGE.

Vous ignorez où est votre fille… et je présume que vous désirez vivement le savoir.

JULIE, vivement.

Le savez-vous donc, vous ?