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LES MISSISSIPIENS.

meilleure tailleuse de la cour, la plus jolie parure de bal qui se puisse imaginer. Allez dans votre chambre, Louise, et faites-vous arranger. Hâtez-vous, nous vous attendrons.

LOUISE.

Mon père, je vous en supplie, n’exigez pas que j’aille au bal ; je n’ai jamais vu le monde et je n’ai pas envie de le voir… J’y serais si gauche… si contrainte… Maman, priez mon papa de me laisser vous attendre. Je veillerai dans votre chambre, afin de vous embrasser quand vous rentrerez, et au jour je retournerai au couvent pour l’heure de la prière.

JULIE, à Bourset.

En effet, pourquoi contrarier ses idées religieuses ! Commencerez-vous, pour la réconcilier avec la maison paternelle, par la contrarier mortellement ?

BOURSET lui jette un regard sévère et se tourne vers sa fille.

Louise, je vous ai promis de vous écouter et de faire droit à toute chose raisonnable de votre part ; mais il me semble que vous devez commencer par condescendre aux désirs de votre père, surtout quand il exige de vous une chose de peu d’importance. Allez, mon enfant ; si vous voulez me trouver indulgent, soyez soumise.

LOUISE, abattue.

J’obéis, mon père ! (Bourset l’embrasse au front.)

LA MARQUISE.

Je vais l’aider à sa toilette, et je suis sûre qu’en se voyant bien belle elle prendra son parti devant le miroir.

(Elles sortent.)
JULIE, à Bourset.

Je crois que vous prenez un mauvais moyen…

BOURSET, séchement.

Je sais ce que je fais, Madame, et ne veux point ici de résistance à ma volonté. — Allons ! ne boudez pas ; voici le collier de diamants que vous désiriez tant ! (Il tire un petit écrin de sa poche et le lui présente.) Mistress Law n’en aura pas un plus beau ce soir… Mais ne le vendez pas, entendez-vous ? l’argent devient rare et dangereux. Les diamants sont des valeurs qu’aucun arrêt de confiscation ne peut atteindre.

JULIE.

Que vous êtes aimable d’avoir pensé à ce collier ! Mais que parlez-vous d’arrêt ?

BOURSET.

D’un arrêt qui sera publié demain matin et qui fera mordre les doigts à bien des gens. Le régent et d’Argenson ont imaginé, pour discréditer entièrement les valeurs monnayées et pour brusquer l’émission du papier-monnaie, dont on commence à se dégoûter d’une manière effrayante, de faire défense à qui que ce soit de garder entre ses mains une somme d’or ou d’argent excédant cinq cents livres, sous peine de la Bastille.

JULIE.

Cela est bon à savoir. Que ferez-vous de vos quatre-vingt mille livres que vous avez reçues tantôt ?

BOURSET.

Je les ai déjà échangées contre du papier.

JULIE.

Vous avez fait là une grande sottise. Comment, avec votre habileté, ne voyez-vous pas que ce papier est une grande friponnerie, et va nous ruiner tous ? Personne n’en veut déjà plus, l’ignorez-vous ?

BOURSET.

Julie ! vous vous êtes embarquée sur une mer orageuse le jour où vous avez épousé Samuel et sa fortune. Si c’est une bonne affaire que vous avez faite, il faut en profiter ; si c’est une sottise, il faut la boire.

(Il sort.)

Scène IV.


JULIE, seule.

Oh ! je l’ai bu tous les jours de ma vie, ce calice amer ! et ce bonheur, que par une odieuse ironie le monde feint de m’envier, est un poison qui me dévore ! Ô tortures de l’orgueil brisé ! Ô soif de vengeance qu’une lâche terreur enchaîne ! je finirai par t’assouvir ! C’est trop souffrir, c’est trop sacrifier à la fausse gloire d’un semblant de bonheur et de vertu ! Je veux une fois dans ma vie connaître l’ivresse des passions, et me venger, dans l’ombre et le mystère, des outrages que je reçois dans le secret de ma vie domestique. George ! tu m’aimes, je n’en puis douter ! Par une intention bizarre de la destinée, tu ressembles au premier, au seul homme que j’aie osé aimer ! C’est toi qui vengeras le chevalier ! Puisque c’est la seule représaille que la femme puisse exercer contre la tyrannie de l’homme, j’en goûterai le plaisir terrible ! George Freeman, je veux t’aimer ! et il me semble que je t’aime déjà.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. George Freeman.

JULIE, à part.

Ah ! Dieu le veut !


Scène V.


JULIE, GEORGE. Ils se saluent avec cérémonie.
JULIE.

Vous êtes bien rare depuis quelque temps, Monsieur ; mais il serait peu gracieux de vous faire des reproches quand vous nous revenez. Il faut vous savoir gré du peu que vous faites pour vos amis.

GEORGE.

Vous me parlez aujourd’hui avec beaucoup de bonté, Madame.

JULIE.

Croyez qu’il m’en coûte pour être aussi bonne, car, franchement, vous ne le méritez guère. Vous avez partout la réputation d’un ingrat.

GEORGE.

Je ne sais comment je l’ai méritée ; mais, puisque vous me dites des choses si obligeantes, je vous dirai avec ma franchise accoutumée que je craignais d’être importun.

JULIE.

Mon apparence est donc bien trompeuse ? Moi aussi pourtant, j’ai la réputation d’être franche.

GEORGE.

Votre réputation est trop bien établie à tous égards pour que j’ose vous contredire ; mais, enfin, ne m’est-il pas permis de croire qu’avec des opinions aussi différentes des vôtres sur bien des points, pour ne pas dire sur tous… je suis accueilli chez vous avec plus de politesse que de bienveillance ?

JULIE.

M. de Puymonfort peut être fort poli ; quant à moi, je ne pensais pas mériter ce reproche.

GEORGE.

Vous ne sauriez croire, Madame, combien je suis heureux de vous trouver dans ces sentiments. Je désirais précisément avoir l’occasion de détruire les préventions que je vous supposais contre moi.

JULIE.

Des préventions ! je vois que votre réputation de franchise est usurpée ; vous savez trop que toutes les préventions sont en votre faveur.

GEORGE, à part.

Quel changement !… (Haut.) Je vous assure, Madame, que je vous supposais quelque éloignement pour moi. Il m’a toujours semblé que ma présence vous causait une impression désagréable.

JULIE.

Désagréable !… oh ! non… mais triste, je l’avoue… Une ressemblance inouïe… avec une personne qui n’est plus…

GEORGE.

Je le sais, Madame.

JULIE.

Comment ! vous le savez ? quelqu’un vous l’a dit ?

GEORGE.

D’autres personnes que vous ont remarqué cette ressemblance. Et d’ailleurs j’ai des raisons plus particulières pour savoir combien elle est fidèle.