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LES MISSISSIPIENS.

TOUS ENSEMBLE.

Ah ! M. Law !

JULIE.

Je vais le recevoir. (Elle s’éloigne ; tout le monde la suit, excepté le duc et Samuel Bourset.)

LE DUC.

Vous n’allez pas au-devant du contrôleur général ?

BOURSET.

Il n’arrivera que dans deux heures ; c’est moi qui ai imaginé cet expédient pour me délivrer de leurs importunités.

LE DUC.

Ah ! quelle rage les possède ! Savez-vous, mon cher comte…

BOURSET.

Ah ! monsieur le duc, de grâce, appelez-moi Bourset dans l’intimité. Si j’ai acquis un titre, c’est, vous le savez, par amour pour Julie, afin qu’elle n’eût pas à rougir de notre union ; mais au fond, moi, je ne rougis pas de mon nom ; je l’ai porté quarante ans avec honneur.

LE DUC.

Aussi vous a-t-il porté bonheur de son côté, mon cher Bourset !

BOURSET.

Et j’espère qu’il m’en portera encore plus par la suite. Cette affaire de la Louisiane s’annonce sous des auspices magnifiques.

LE DUC.

Êtes-vous bien sûr de celle-là ?

BOURSET.

J’y ai mis tout ce que je possède.

LE DUC.

En vérité ?

BOURSET.

Et j’y aurais mis la France tout entière, si la France m’eût appartenu.

LE DUC.

Peste ! mais on dit que le régent la jette en effet dans ce gouffre.

BOURSET.

Dites plutôt, monsieur le duc, que la France s’y jette d’elle-même et y entraîne le régent.

LE DUC.

Et, en votre âme et conscience, Bourset, vous ne pensez pas que la France et le régent fassent de compagnie la plus grande sottise du monde ?

BOURSET.

Pourquoi essaierais-je de vous démontrer le contraire, mon cher duc ? Vous me paraissez incrédule ; mais c’est le propre des grandes vérités de pouvoir être repoussées sans périr et de triompher malgré tout.

LE DUC.

Je ne suis pas incrédule, mon cher ; je suis curieux, incertain.

BOURSET.

Mais vous n’êtes pas séduit ! Vous êtes sans ambition, vous, monsieur le duc. Vous avez une moquerie spirituelle et philosophique pour cette soif de l’or dont les autres grands seigneurs se laissent voir indécemment dévorés !…

LE DUC.

Si vous parlez vous-même en philosophe, Bourset, dites-moi donc pourquoi vous êtes dans les affaires ?

BOURSET.

J’y suis pour le salut et l’honneur de la France, monsieur le duc. Le régent est un grand prince, qui veut préserver la nation d’une ruine imminente, et l’État de la tache ineffaçable d’une banqueroute. Il y parviendra, n’en doutez pas, car il a confié le sort de la France à la science d’hommes habiles, à Law, à d’Argenson ; et ceux-ci ont appelé à leur aide les ressources et le dévouement des hommes riches, Samuel Bernard, Samuel Bourset et d’autres encore.

LE DUC.

C’est un beau mouvement de votre part ; mais il est peut-être plus généreux que sage… et ceux que vous entraînez dans cette affaire, plus cupides que généreux, seront sans doute fort dégrisés s’ils en retirent de l’honneur au lieu d’argent.

BOURSET.

Ils ont une garantie, monsieur le duc : c’est l’honneur et l’argent de ces mêmes banquiers qui font appel à leur confiance.

LE DUC.

Mais enfin, mon ami, si vous êtes ruinés vous-mêmes ?…

BOURSET.

Si nous y perdons la fortune et l’honneur, monsieur le duc, il ne nous restera que la vie, et le peuple en fureur nous la prendra en revanche de ses déceptions. Quant à moi, je suis prêt, et je vous l’ai dit déjà souvent, un semblable martyre vaut bien tous ceux qu’on a affrontés et subis jusqu’ici pour des querelles de religion.

LE DUC, ému.

C’est beau, c’est très-beau, ce que vous dites là, mon pauvre Bourset, et j’ai parfois envie de me risquer aussi, le diable m’emporte !

BOURSET.

Vous, monsieur le duc ? je ne vous le conseille pas.

LE DUC.

Et pourquoi ?

BOURSET.

À votre âge on a besoin de repos, on a suffisamment rempli sa tâche en ce monde.

LE DUC.

Eh ! vous me faites bien vieux ! je ne me sens pas encore cacochyme.

BOURSET.

Oh ! je le sais ; mais je veux dire que vous avez servi l’État d’une manière assez brillante dans les guerres du feu roi pour avoir droit à une vieillesse tranquille. Vous irez loin si vous vous conservez calme et dispos ; mais craignez les émotions du grand jeu des spéculations ; elles vous vieilliraient plus que les années.

LE DUC.

Vous raillez ; je suis de force à supporter toute sorte d’émotions. Vous croyez l’affaire sûre ?

BOURSET.

Bah ! il vaut mieux de petites affaires sans soucis que de grandes avec des craintes. Tenez-vous tranquille.

LE DUC.

Plus vous voulez me décourager, plus j’ai envie de tenter le sort.

BOURSET, à part.

Hem ! je le sais bien. (Haut.) Mais quel besoin avez-vous de cela ? vous êtes riche ?

LE DUC.

Eh bien ! non, je vous le confie, Bourset, je suis ruiné. J’ai fait quelques folies, j’ai été tantôt dupe de mes mauvaises passions, tantôt de mon bon cœur ; bref, il ne me reste pas plus de deux millions à l’heure qu’il est, et j’ai envie de vous en confier un pour voir si je le doublerai.

BOURSET.

Ah ! vous ne le doublerez pas avant six mois, je vous le déclare.

LE DUC.

Pas avant six mois ! mais si ce n’était même que dans un an, ce serait magnifique.

BOURSET.

Oh ! dans un an, ce serait misérable. Si vous vous donnez la peine d’attendre tout ce temps, il vous faudra tripler tout au moins.

LE DUC.

Comme il y va ! Voyons, Bourset, vous êtes mon ami avant tout, n’est-ce pas ? Que me conseillez-vous ?

BOURSET.

De vivre de peu et avec économie : c’est encore le plus sûr moyen d’être heureux.

LE DUC.

Allons, je vois que vous n’avez pas envie de m’obliger. Vous n’avez plus d’actions pour moi ?