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LES MISSISSIPIENS.

ici que je la reverrai ! Me reconnaîtra-t-elle ?… Et moi, moi ! la reconnaîtrai-je ? Mon cœur est accablé de tristesse, mais il n’est pas agité. Il me semble que l’être que j’ai aimé n’existe plus. De même que l’être que j’ai été s’est effacé comme un rêve dans le passé !

(Il s’assied sur les gradins de l’orchestre.)

Scène III.


LOUISE, LUCETTE. Louise est habillée en villageoise comme Lucette ; elles entrent sans voir George.
LUCETTE.

Comme vous trottez vite dans ces habillements-là ! Convenez, mam’selle, qu’on est bien mieux à l’aise que dans vos belles robes de damas, et qu’on se sent toute dégagée pour courir. Mais comme vous êtes brave là-dessous ! ça vous va comme des plumes à un oiseau ; on dirait que vous n’avez jamais été autrement !

LOUISE.

N’est-ce pas qu’il est impossible de me reconnaître ?

LUCETTE.

Je ne vous reconnais pas moi-même. Qui êtes-vous donc, jeunesse ? je ne vous connais point ; vous n’êtes donc pas d’ici ?

LOUISE, l’imitant.

J’suis d’la Bourgogne, dame ! j’m’appelle… attendez ! j’m’appelle… Jacqueline.

LUCETTE.

Oh ! comme vous dites bien ça ! Vrai, d’honneur ! votre maman vous parlerait qu’elle ne vous reconnaîtrait point !

LOUISE, tressaillant.

Maman ! ah ! ne m’en parle pas ! Quand j’y pense la peur me prend, et toute ma gaieté s’en va.

GEORGE, à part.

C’est singulier ! quelle est donc cette jeune fille ?

(Il l’examine avec attention.)
LUCETTE.

N’ayez point peur, Mam’selle ; elle vous croit bien enfermée dans votre chambre. Est-ce qu’elle pourrait s’imaginer que j’ai été quérir l’échelle avec quoi mon père taille ses espaliers ? Et puis y aura tant de monde ! dame ! nous n’irons pas nous mettre au premier rang. Nous nous cacherons comme ça dans la foule du monde ; ou bien, tenez, nous monterons là-haut, tout en haut des échafauds, derrière la musique. C’est là que j’étais l’an dernier. C’est la meilleure place, et personne ne vous ira chercher par là. Tenez ! Venez voir comme on y est bien perché. (Louise veut suivre Lucette, qui grimpe sur les échafauds, mais elles se trouvent face à face avec George et s’arrêtent.)

Ah ! mon Dieu ! Mam’selle, v’là un homme qui nous regarde drôlement.

LOUISE.

Voyons s’il nous connaît. Bonjour, mon brave homme : que demandez-vous ?

GEORGE.

Vous ne m’offensez pas en me prenant pour un artisan, j’en ai presque l’habit ; mais moi, je vous offenserais sans doute en vous prenant pour une villageoise !

LOUISE.

Oh ! mon Dieu, pas du tout. Je voudrais bien l’être toujours. Mais, puisque vous voyez que je suis déguisée, ne me trahissez pas, je vous en prie.

GEORGE.

Il me serait bien difficile de vous trahir, puisque je ne vous connais pas.

LUCETTE.

Ah ! Monsieur, c’est égal. Vous pourriez quelque jour voir mademoiselle Louise de Puymonfort, la fille de M. le comte Bourset, et dire comme ça devant madame ou devant monsieur : « Tiens ! voilà cette petite paysanne que j’ai vue à la fête !… » Il ne faudra rien dire, entendez-vous, Monsieur ? Ça nous ferait de fâcheuses affaires, da.

GEORGE, regardant Louise fixement.

Ainsi, vous êtes leur fille ?

LOUISE, bas à Lucette.

Comme il me regarde !

LUCETTE.

Dame ! c’est bien le cas de dire : il vous regarde comme queuque-z’un qui ne vous a jamais vue.

GEORGE, à part.

Comment faire connaissance avec elle ? La gronder. C’est un moyen… avec les enfants. (Haut à Lucette.) Si c’est vous qui avez conseillé à mademoiselle de Puymonfort de désobéir à sa mère, et de se mêler à la foule qui va venir ici, sans autre mentor que vous, vous avez commis une grande faute ; et vous mériteriez que je vous fisse renvoyer pour ce fait-là, comme une petite soubrette de mauvaise tête et de mauvais conseil que vous êtes.

LUCETTE, toute fâchée.

Eh ! voyez-vous comme me traite ce monsieur-là ! Vrai, que je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam, et qu’il n’est jamais venu au château. On voit ben que vous n’êtes point fréquentier de la maison ; car vous sauriez que je ne suis point fille de chambre, mais que je suis Lucette, la fille au jardinier, la petite-fille au vieux Deschamps, à qui M. le duc fait une pension, et la sœur de lait à mam’selle Louise, qui pis est ; et si vous dites du mal de moi, on ne vous croira point.

LOUISE, souriant.

Mais si tu prends soin de l’informer de tout ce qui nous concerne, il n’aura pas grand’peine à nous trahir. Allons, tais-toi ! (À George.) Monsieur, excusez-la, et quoi qu’il arrive, que vous connaissiez ou non mes parents, ne la faites pas gronder : c’est moi qui mérite tout le blâme, et je vous remercie de la leçon que vous venez de me donner.

GEORGE, lui prenant la main avec vivacité.

Ah ! croyez, Mademoiselle, que j’ai quelque droit à vous avertir et à vous protéger… (Se contenant), car mes intentions sont bonnes, et vous m’inspirez autant d’intérêt que de respect.

LOUISE, tristement.

C’est donc la première fois de ma vie que j’inspire ces sentiments-là !… Je vous en remercie.

GEORGE, ému

Que dites-vous ?… N’avez-vous pas une mère ?

(Louise baisse la tête.)
LUCETTE.

Oh ! si celle-là aime ses enfants, j’irai le dire à Rome. Elle aime son mari, voilà tout ce qu’elle aime ; et elle a raison, car c’est un brave et digne homme qui veut le bien à tout le monde. Mais elle a tort de haïr sa fille… car enfin mam’selle Louise est bonne… y n’y a rien de bon au monde comme mam’selle Louise. Vous voyez bien, Monsieur ? vous lui faites des remontrances, et elle vous remercie. Quand on prend les gens par la douceur, à la bonne heure ! mais quand on les déteste sans qu’ils sachent seulement pourquoi…

LOUISE, qui a essayé en vain plusieurs fois de faire taire Lucette, l’interrompt enfin en lui mettant la main sur la bouche.

Taisez-vous, Lucette. Oh ! fi ! ce que vous dites là est affreux.

GEORGE, à Louise, d’un ton affectueux.

Vous avez raison ; ne laissez jamais parler ainsi devant vous de votre mère, cela doit vous faire bien du mal.

LOUISE.

Vous n’avez rien entendu, Monsieur ; d’ailleurs elle a menti.

GEORGE.

Ne craignez rien de moi ; mais craignez que votre présence à la fête sous ce déguisement n’inspire à tout le monde les mêmes idées qu’à cette jeune folle ; car espérer qu’on ne vous reconnaîtra pas est un rêve d’enfant : il suffira d’une seule personne…

LOUISE.

Eh bien ! vous avez raison : je n’avais songé, en écou-