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MELCHIOR.

presque indifféremment en vue de cette île, qui renfermait encore le dernier prestige de la royauté.

Le ciel était d’un bleu si étincelant que les yeux en étaient fatigués. Seulement une légère vapeur troublait un peu la transparence de l’horizon.

Melchior prétendit que c’était là un temps de grain ; de vieux matelots nièrent le fait ; les passagers s’effrayèrent. Melchior, avec une joie cruelle, insista sur ce sinistre présage. Ne jamais revoir la terre, mourir en tenant Jenny embrassée, c’est le seul bonheur possible pour lui désormais, et il invoquait la colère des éléments.

Bientôt la fraîcheur du matin se convertit en brise soutenue ; l’air devint piquant, et les vagues commencèrent à moutonner. Des troupes de marsouins passaient en grondant sous la proue du navire, et des satanites au plumage funèbre s’arrêtaient par intervalles sur le sillage du gouvernail.

Peu à peu les flots se teignirent en noir ; le vent d’ouest augmenta, et cette partie de l’horizon se trouva comme subitement chargée de nuages légers et blanchâtres à leur naissance. On les voyait grandir avec rapidité, prendre du corps et passer à des teintes livides, mornes, cadavéreuses. D’abord ils traversaient les airs sans se dissoudre ; puis, tombant sous le vent, ils disparurent ; mais à la fin il s’en forma un plus fixe et plus épais que les autres. Il s’étendit insensiblement jusque sur le navire, sans que sa base eût changé de place.

Peu de temps après, il avait envahi tout le ciel, et la tempête qu’il renfermait éclata avec un bruit semblable au claquement d’un fouet.

Frappé de ses redoutables ailes, le navire touchait les flots du bout de ses grandes vergues. Il fallut descendre les huniers et serrer toutes les voiles.

De gros oiseaux noirs s’abattirent autour de l’équipage avec des cris sinistres. Quelquefois un rayon du soleil se glissait obliquement dans une déchirure du nuage immense ; mais sa lumière pâle et sans chaleur ajoutait encore à l’horreur du tableau.

Melchior avait retrouvé sa joviale insouciance, son énergique vivacité. Quand tout l’équipage était morne et consterné, lui seul touchait à l’accomplissement du seul de ses vœux qui pût être exaucé.

Pour Jenny, elle était profondément abattue. À quinze ans on ne renonce pas sans regret à un amour qui commence, à un bonheur qui se lève.

La nuit arriva, et les vents ne se calmaient point ; la mer grossissait toujours.

Au milieu des ténèbres, les flots brillaient d’une infinité de phosphores, et le bâtiment semblait voguer sur une mer de feu. Les vagues, en se brisant, faisaient jaillir des gerbes de lumières.

Melchior quitta la manœuvre au plus fort du danger. Ses compagnons crurent qu’une des lames qui franchissaient par instants le tillac avec furie l’avait emporté.

Il était passé dans la dunette. Les passagers, rassemblés dans le salon, ne pouvant se tenir debout, s’étaient couchés pêle-mêle sur le parquet, adossés au divan stationnaire qui environnait le pourtour, les uns tourmentés du mal de mer, les autres terrassés par la frayeur. Ils avaient épuisé toutes les formules de la plainte et de l’exclamation, et gardaient un triste et morne silence.

Le nabab, brisé par la fatigue au point de ne plus sentir la peur, était tombé dans une sorte d’imbécillité. Il s’assoupissait chaque fois que le roulis avait cessé d’imprimer au navire un de ces bonds terribles dont chacun semblait devoir être le dernier. Jenny, agenouillée près de lui, pâle et toute couverte de ses longs cheveux épars, invoquait la Vierge. Jamais elle ne s’était montrée si belle aux yeux de Melchior.

Il posa sa main froide sur le bras de la jeune fille ; elle tressaillit, et, s’attachant à lui avec force :

— Vous venez mourir avec nous ? lui dit-elle.

Melchior ne répondit rien et l’attira vers lui.

Jenny se laissa machinalement entraîner dans une des cabines dont les portes donnaient sur le salon. C’était la chambre de Melchior, et il referma la porte.

— Pourquoi m’amenez-vous ici, dit Jenny en s’éveillant comme d’un rêve ? Ma place est auprès de mon père ; allons lui demander sa bénédiction, Melchior, et qu’il meure entre nous deux.

— Tout à l’heure, Jenny, répondit Melchior d’une voix calme. Avant que ce noble bâtiment soit brisé tout entier, il se passera encore une heure. Une heure ! entendez-vous, Jenny, c’est tout ce qui nous reste.

— Mais je ne dois pas rester ici, dit Jenny dont l’effroi changeait de nature, que pensera-t-on ?…

— Personne n’est en état de s’occuper de vous en ce moment, Jenny, pas même votre père. Moi seul je me rappelle que j’ai ici deux vies à perdre. Écoutez-moi, Jenny. Si nous étions à cette heure libres tous deux, devant un prêtre, me donneriez-vous votre main ?

— Ma main, mon cœur, tout ! répondit-elle.

— Eh bien ! il n’y a point ici de prêtre, mais nous sommes devant Dieu. Il m’est témoin que je vous aime de toutes les forces d’une âme humaine. N’est-ce point là un serment solennel et sacré ?

— Il me suffit pour mourir heureuse, dit Jenny en jetant ses bras au cou du marin.

— Eh bien ! lui dit-il avec un transport qui ressemblait à de la rage, sois donc à moi sur la terre ; car qui sait si comme toi j’ai mérité le ciel ? Tu ne voudrais pas te séparer à jamais de moi sans être ma femme, Jenny ! Quand la Providence me refuse un jour de vie, tu ne voudrais pas te faire sa complice ? Viens ! dans cet instant suprême tu es plus que le Dieu qui me frappe ; tu lui disputes sa proie, tu annules l’effet de sa colère. Viens et ne crains pas la mort, car je ne regretterai pas la vie.

Il était à ses genoux, il couvrait son sein de larmes brûlantes.

— Oh ! Melchior, dit Jenny éperdue, écoutez le craquement du navire : n’irritons pas le ciel dans ce moment.

— Le ciel ! c’est toi, dit Melchior ; est-ce qu’il y a un autre Dieu que toi, ma Jenny ? Ne me repousse donc plus, si tu ne veux que la mort me soit horrible…

« Oh ! hâtons-nous ! entends-tu cette vague qui vient de tomber au-dessus de nos têtes ? Et cette autre ? c’est comme le bruit du canon. Ô délices célestes ! Jenny, ma Jenny, il ne te reste qu’un instant pour me prouver que tu m’aimes, et tu ne peux me refuser !…

IV.

Cependant le navire, battu par la houle, jeté tour à tour sur chacun de ses flancs fatigués, semblait attendre dans une pénible agonie le moment de sa destruction.

Mais, contre toute espérance, il résista ; le vent tomba un peu, la mer s’aplanit insensiblement.

Vers le matin on put entendre la voix humaine au-dessus du rugissement des vagues ; celle de James Lockrist appelait sa fille avec anxiété ; celle du capitaine criait par l’écoutille de l’habitacle :

— Oh d’en-bas ! ferons-nous un vœu pour vous faire monter, Melchior ?

Les deux amants profitèrent de la confusion qui régnait encore pour se séparer sans être vus.

Jenny alla cacher son visage brûlant dans le sein de son père, et Melchior, en remontant sur le pont, vit avec terreur que le danger était passé, et que chacun remerciait Dieu, la Vierge ou Satan, selon sa prédilection particulière.

Ce jour-là Melchior fut pâle, abattu, distrait ; ses yeux ne rencontraient plus ceux de Jenny, et quand elle se fut décidée à l’interroger sur sa santé, il lui répondit d’un air effaré qu’il était accablé de sommeil.

Jusqu’au soir l’équipage fut trop occupé de réparer les avaries du bâtiment pour s’apercevoir de la préoccupation de Melchior ; mais le soir, à souper, on remarqua qu’il cherchait à s’enivrer sans y parvenir, et qu’après avoir bu beaucoup de rhum, il était plus triste qu’auparavant ; le capitaine, qui l’aimait, remit au lendemain à