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MELCHIOR.

mais il ouvrit ses bras, et le contre-coup y fit tomber la jeune fille.

En sentant ce beau corps frissonner sur sa poitrine, en respirant cette mousseline de l’Inde, tout imprégnée d’un chaste parfum de jeune fille, tandis que le vent lui jetait au visage les blonds cheveux de Jenny, Melchior sentit aussi s’évanouir sa force.

Un nuage passa devant ses yeux, et son sang bourdonna dans ses oreilles. Il étreignit Jenny contre son cœur ; mais ce fut une joie rapide comme l’éclair. Un froid mortel lui succéda. Il déposa tristement sa cousine auprès de lui, et resta silencieux et sombre, découragé de souffrir.

Mais Jenny, tout enfant qu’elle était, sembla deviner en ce moment les dangers de son imprudence ; elle demeura quelques instants confuse, éprouva je ne sais quel malaise, et regretta d’être descendue dans le porte-hauban ; mais elle était venue là pour réparer ses barbaries, et la conscience du bien qu’elle allait faire lui rendit le courage.

— Tout à l’heure, Melchior, dit-elle, vous n’étiez pas sûr de me sauver si je tombais à la mer. C’est là votre caractère, je crois. Vous doutez de la destinée ; vous avez le courage du malheur ; mais vous n’avez pas de confiance en votre avenir.

— Oh ! dit Melchior avec humeur, chacun son lot. Vous êtes contente du vôtre, je le crois bien ! Moi, je ne me plains pas du mien : ce n’est pas le fait d’un homme.

— Qui donc vous a rendu si différent de vous-même depuis peu ? dit-elle avec une douceur insinuante ; car elle eût bien voulu faire solliciter un peu ses bienfaits. Le malheur, disiez-vous naguère, n’a de prise que sur les cœurs faibles. Qu’avez-vous fait du vôtre Melchior ?

— Et où prenez-vous que j’aie un cœur, Jenny ? qui vous l’a montré, qui vous l’a vanté ? Ce n’est pas moi, sans doute. Et si, le cherchant, vous ne le trouvez pas, à qui devez-vous vous en prendre !

— Vous êtes amer, mon bon Melchior ; vous avez quelque chagrin ? Pourquoi ne me le pas confier ? Je l’adoucirais peut-être.

— Voulez-vous avoir pitié de moi, Jenny ?

Jenny prit la main de Melchior et promit.

— Eh bien ! laissez-moi, dit-il en la repoussant : c’est tout ce que je vous demande ; car, en vérité, vous êtes bien cruelle envers moi sans le savoir.

— Sans le savoir ! pensa Jenny.

Elle trouva un reproche profondément mérité dans ces trois mots.

— Je ne veux plus l’être, dit-elle avec effusion. Écoutez, Melchior ; vous me croyez coquette ? Oh ! vous avez tort ! C’est vous qui avez été cruel, et bien longtemps ! Mais tout cela est oublié. Mes chagrins sont finis ; que les vôtres s’effacent de même !

Et elle lui sourit à travers ses larmes.

Mais comme elle vit que Melchior restait immobile et muet, elle fit encore un effort sur cette délicate fierté de femme que Melchior ne savait pas épargner.

— Oui, mon cousin, lui dit-elle en mettant ses petites mains dans les larges mains de Melchior, ayez confiance en moi… Mon Dieu ! comment vous le dirai-je ? comment vous le ferai-je croire ? Vous ne voulez pas comprendre. C’est la faute de votre modestie, et je vous en estime davantage. Eh bien ! je fais une chose contraire à la retenue qui convient à une jeune fille : je vous ouvre mon cœur ; pourquoi vous le tiendrais-je fermé plus longtemps ; n’êtes-vous pas digne de le posséder ?

Melchior ne répondait rien. Il tenait les mains de Jenny étroitement serrées dans les siennes. Il tremblait, et la regardait d’un œil égaré.

Pourtant il y avait de la fascination dans ses yeux, qui étincelaient dans l’ombre comme ceux d’une panthère ; puis il repoussa Jenny si brusquement, qu’il faillit la faire tomber. Il la ressaisit avec effroi et la serra de nouveau contre lui. Le banc était court pour deux personnes ; il attira Jenny à demi sur ses genoux, et meurtrit son cou délicat de baisers rapides et furieux.

Jenny eut peur ; elle voulut fuir, puis elle pleura, et revint en sanglotant se jeter à son cou.

— Parle-moi, Jenny, parle-moi, dit Melchior d’une voix étouffée. Il me semble quand je t’écoute que je suis mieux. Dis-moi que tu m’aimes ; dis-le-moi, afin que j’aie vécu au moins un jour.

— Oui, je t’aimais, dit la jeune fille, et je t’aime encore, méchant. Pourquoi sembles-tu en douter ? Je t’aimais alors même que tu méprisais cet amour caché dans mon cœur. Je t’aime encore mieux aujourd’hui, que j’ai vu s’ouvrir à moi ton âme virile ; et puis encore, pour ton humble estime de toi-même, pour ta résistance loyale, pour ta fidélité à la foi jurée à mon père, pour le mépris que tu as des richesses, pour l’amour que tu portes à ta mère, pour combien de vertus ignorées de toi, ne t’aimé-je pas, Melchior ?

— Ah ! laissez, laissez, Jenny, dit-il en cachant sa tête dans ses mains ; ne me vantez pas ainsi : vous me faites rougir jusqu’au fond de mes entrailles. Ah ! c’est que vous ne savez pas Jenny ; je n’étais pas digne de vous ; vous ne pouvez pas, vous ne devez pas m’aimer. Ce ne sont pas toutes ces vertus qui me forçaient au silence. Je… je ne vous aimais pas ; j’étais une brute, un misérable ; je ne voulais pas vous comprendre ; je me croyais un cœur d’homme au-dessus de ces faiblesses-là. Je vous ai dédaignée, Jenny ; vous devriez vous le rappeler, et ne pas me le pardonner ainsi… Non, Jenny, il ne faut pas me le pardonner…

L’infortuné éludait le motif, le terrible motif de sa résistance. Jenny se plaisait toujours à l’espoir de la vaincre.

— Je sais tout, lui disait-elle ; vous étiez un grand enfant ; vous ne saviez rien de toutes ces choses que l’éducation m’avait apprises. Oh ! moi, je vous avais rêvé depuis longtemps. J’étais de beaucoup moins grande que je ne suis maintenant, et déjà je vous demandais à l’avenir. J’étais si seule, si mélancolique !

« Si vous saviez dans quels ennuis, dans quelles douleurs j’ai vécu ! et puis dans quel isolement affreux je me suis trouvée après que tous mes frères eurent disparu tour à tour ! Comme le désespoir de mon père me navrait, comme ses larmes retombaient sur mon cœur !

« Alors je sentis le besoin d’avoir un appui, un frère qui m’aidât à le consoler ; mais nul de ceux qui s’approchèrent ne répondit à mon attente. Ils ne voyaient en moi, ces hommes à l’âme étroite, que l’héritière du nabab. Aucun ne se mit en peine de comprendre Jenny. Alors, mon ami, je priais chaque soir mon ange gardien de t’amener vers moi. J’appelais un cœur noble, ingénu comme le tien, un cœur où n’eussent pas régné d’autres femmes, et qui m’apportât en dot les mêmes trésors d’amour que je lui gardais.

« Oh ! quand j’ai entendu prononcer ton nom pour la première fois, j’ai tressailli ! comme si cela me rappelait quelque chose.

« Vois-tu, Melchior, j’ai un peu des superstitions du pays où je suis née. Il me semble que nous vivons plus d’une vie sur cette terre, et peut-être que, sous une autre forme, nous nous sommes déjà connus, déjà aimés…

— Que Dieu t’entende, Jenny ! s’écria impétueusement Melchior, et qu’il me donne une autre vie que celle-ci pour te posséder.

Un coup de vent sec et brusque fit péter l’écoute du grand hunier.

Le capitaine s’élança sur le pont, son braillard à la main.

— À la manœuvre, à la manœuvre ! les passagers dans la dunette ! Melchior, veillez à l’artimon !

Melchior saisit Jenny dans ses bras, la porta sur le tillac, et se rendit à son poste par une habitude d’obéissance passive, si forte qu’elle faisait encore taire la passion.

La nuit fut mauvaise, la mer dure et houleuse.

Cependant le vent tomba vers le matin ; le ciel était balayé de tous ses nuages, lorsque le soleil se leva clair et chaud derrière le rocher de Sainte-Hélène. La brise matinale apportait le parfum des géraniums.

Deux seules personnes, Melchior et Jenny, passèrent