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INDIANA.

« Prends garde à lui, il te perdra ! », vous avez été sourde ; votre mauvais génie vous a entraînée, et, flétrie que vous êtes, l’opinion vous condamne et l’absout. Il a fait toutes sortes de maux, lui, et l’on n’y a pas fait attention. Il a tué Noun, et vous l’avez oublié ; il vous a perdue, et vous lui avez pardonné. C’est qu’il savait éblouir les yeux et tromper la raison ; c’est que sa parole adroite et perfide pénétrait dans les cœurs ; c’est que son regard de vipère fascinait ; c’est que la nature, en lui donnant mes traits métalliques et ma lourde intelligence eût fait de lui un homme complet.

« Oh ! oui ! que Dieu le punisse, car il a été féroce envers vous ; ou plutôt qu’il lui pardonne, car il a été plus stupide que méchant peut-être ! Il ne vous a pas comprise, il n’a pas apprécié le bonheur qu’il pouvait goûter ! Oh ! vous l’aimiez tant ! il eût pu rendre votre existence si belle ! À sa place, je n’aurais pas été vertueux ; j’aurais fui avec vous dans le sein des montagnes sauvages, je vous aurais arrachée à la société pour vous posséder à moi seul, et je n’aurais eu qu’une crainte, c’eût été de ne vous voir pas assez maudite, assez abandonnée, afin de vous tenir lieu de tout. J’eusse été jaloux de votre considération, mais dans un autre sens que lui : c’eût été pour la détruire, afin de la remplacer par mon amour. J’eusse souffert de voir un autre homme vous donner une parcelle de bien-être, un instant de satisfaction, c’eût été un vol que l’on m’eût fait ; car votre bonheur eût été ma tâche, ma propriété, mon existence, mon honneur ! Oh ! comme ce ravin sauvage pour toute demeure, ces arbres de la montagne pour toute richesse, m’eussent fait vain et opulent, si le ciel me les eût donnés avec votre amour !… Laissez-moi pleurer, Indiana, c’est la première fois de ma vie que je pleure ; Dieu a voulu que je ne mourusse pas sans connaître ce triste plaisir. »

Ralph pleurait comme un enfant. C’était la première fois, en effet, que cette âme stoïque se laissait aller à la compassion d’elle-même ; encore y avait-il dans ces larmes plus de douleur pour le sort d’Indiana que pour le sien.

« Ne pleurez pas sur moi, lui dit-il en voyant qu’elle aussi était baignée de larmes ; ne me plaignez point ; votre pitié efface tout le passé, et le présent n’est plus amer. De quoi souffrirais-je maintenant ? vous ne l’aimez plus.

— Si je vous avais connu, Ralph, je ne l’eusse jamais aimé, s’écria madame Delmare ; c’est votre vertu qui m’a perdue.

— Et puis, dit Ralph en la regardant avec un douloureux sourire, j’ai bien d’autres sujets de joie ; vous m’avez fait, sans vous en douter, une confidence durant les heures d’épanchement de la traversée. Vous m’avez appris que ce Raymon n’avait pas été aussi heureux qu’il avait eu l’audace de le prétendre, et vous m’avez délivré d’une partie de mes tourments ; vous m’avez ôté le remords de vous avoir si mal gardée ; car j’ai eu l’insolence de vouloir vous protéger contre ses séductions ; et en cela je vous ai fait injure, Indiana ; je n’ai pas eu foi en votre force : c’est encore un de mes crimes qu’il faut me pardonner.

— Hélas ! dit Indiana, vous me demandez pardon ! à moi qui ai fait le malheur de votre vie, à moi qui ai payé un amour si pur et si généreux d’un inconcevable aveuglement, d’une féroce ingratitude ; c’est moi qui devrais ici me prosterner et demander pardon.

— Cet amour n’excite donc ni ton dégoût ni ta colère, Indiana ! Ô mon Dieu ! je vous remercie ! je vais mourir heureux ! Écoute, Indiana, ne te reproche plus mes maux. À cette heure, je ne regrette aucune des joies de Raymon, et je pense que mon sort devrait lui faire envie s’il avait un cœur d’homme. C’est moi maintenant qui suis ton frère, ton époux, ton amant pour l’éternité. Depuis le jour où tu m’as juré de quitter la vie avec moi, j’ai nourri cette douce pensée que tu m’appartenais, que tu m’étais rendue pour ne jamais me quitter ; j’ai recommencé à t’appeler tout bas ma fiancée. C’eût été trop de bonheur, ou pas assez peut-être, que de te posséder sur la terre. Dans le sein de Dieu m’attendent les félicités que rêvait mon enfance. C’est là que tu m’aimeras, Indiana ; c’est là que ton intelligence divine, dépouillée de toutes les fictions menteuses de cette vie, me tiendra compte de toute une existence de sacrifices, de souffrances et d’abnégation ; c’est là que tu seras mienne, ô mon Indiana ! car le ciel, c’est toi ; et si j’ai mérité d’être sauvé, j’ai mérité de te posséder. C’est dans ces idées que je t’ai priée de revêtir cet habit blanc : c’est la robe de noces ; et ce rocher qui s’avance vers le lac, c’est l’autel qui nous attend. »

Il se leva, alla cueillir dans le bosquet voisin une branche d’oranger en fleurs, et vint la poser sur les cheveux noirs d’Indiana ; puis, se mettant à genoux :

« Fais-moi heureux, lui dit-il ; dis-moi que ton cœur consent à cet hymen de l’autre vie. Donne-moi l’éternité ; ne me force pas à demander le néant. »

Si le récit de la vie intérieure de Ralph n’a produit aucun effet sur vous, si vous n’en êtes pas venu à aimer cet homme vertueux, c’est que j’ai été l’inhabile interprète de ses souvenirs, c’est que je n’ai pas pu exercer non plus sur vous la puissance que possède la voix d’un homme profondément vrai dans sa passion. Et puis la lune ne me prête pas son influence mélancolique ; le chant des sénégalis, les parfums du giroflier, toutes les séductions molles et enivrantes d’une nuit des tropiques ne vous saisissent pas au cœur et à la tête. Vous ne savez peut-être pas non plus, par expérience, quelles sensations fortes et neuves s’éveillent dans l’âme en face du suicide, et comme les choses de la vie apparaissent sous leur véritable aspect au moment d’en finir avec elles. Cette soudaine et inévitable lumière inonda tous les replis du cœur d’Indiana ; le bandeau, qui depuis longtemps se détachait, tomba tout à fait de ses yeux. Rendue à la vérité, à la nature, elle vit le cœur de Ralph tel qu’il était ; elle vit aussi ses traits tels qu’elle ne les avait jamais vus ; car la puissance d’une si haute situation avait produit sur lui le même effet que la pile de Volta sur des membres engourdis ; elle l’avait délivré de cette paralysie qui chez lui enchaînait les yeux et la voix. Paré de sa franchise et de sa vertu, il était bien plus beau que Raymon, et Indiana sentit que c’était lui qu’il aurait fallu aimer.

« Sois mon époux dans le ciel et sur la terre, lui dit-elle, et que ce baiser me fiance à toi pour l’éternité ! »

Leurs lèvres s’unirent ; et sans doute il y a dans un amour qui part du cœur une puissance plus soudaine que dans les ardeurs d’un désir éphémère ; car ce baiser, sur le seuil d’une autre vie, résuma pour eux toutes les joies de celle-ci.

Alors Ralph prit sa fiancée dans ses bras, et l’emporta pour la précipiter avec lui dans le torrent…


CONCLUSION.

À J. NÉRAUD.

Au mois de janvier dernier, j’étais parti de Saint-Paul, par un jour chaud et brillant, pour aller rêver dans les bois sauvages de l’île Bourbon. J’y rêvais de vous, mon ami ; ces forêts vierges avaient gardé pour moi le souvenir de vos courses et de vos études ; le sol avait conservé l’empreinte de vos pas. Je retrouvais partout les merveilles dont vos récits magiques avaient charmé mes veillées d’autrefois, et, pour les admirer ensemble, je vous redemandais à la vieille Europe, où l’obscurité vous entoure de ses modestes bienfaits. Homme heureux, dont aucun ami perfide n’a dénoncé au monde l’esprit et le mérite !

J’avais dirigé ma promenade vers un lieu désert situé dans les plus hautes régions de l’île, et nommé la Plaine des Géants.

Une large portion de montagne écroulée dans un ébranlement volcanique a creusé sur le ventre de la montagne principale une longue arène hérissée de rochers disposés