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INDIANA.

terre d’épreuves, dans cette vallée de larmes, mais qui sans doute ne refusera pas de nous ouvrir son sein quand, fatigués et meurtris, nous irons lui demander sa clémence et sa pitié. Je crois en Dieu, Indiana, et c’est moi qui, le premier, vous ai enseigné à y croire. Ayez donc confiance en moi ; un cœur droit ne peut pas tromper celui qui l’interroge avec candeur. Je sens que nous avons assez souffert l’un et l’autre ici-bas pour être lavés de nos fautes. Le baptême du malheur a bien assez purifié nos âmes : rendons-les à celui qui nous les a données. »

Cette pensée occupa Ralph et Indiana pendant plusieurs jours, au bout desquels il fut décidé qu’ils se donneraient la mort ensemble. Il ne fut plus question que de choisir le genre de suicide.

« C’est une affaire de quelque importance, dit Ralph ; mais j’y avais déjà songé, et voici ce que j’ai à vous proposer. L’action que nous allons commettre n’étant pas le résultat d’une crise d’égarement momentané, mais le but raisonné d’une détermination prise dans un sentiment de piété calme et réfléchie, il importe que nous y apportions le recueillement d’un catholique devant les sacrements de son église. Pour nous, l’univers est le temple où nous adorons Dieu. C’est au sein d’une nature grande et vierge qu’on retrouve le sentiment de sa puissance, pure de toute profanation humaine. Retournons donc au désert, afin de pouvoir prier. Ici, dans cette contrée pullulante d’hommes et de vices, au sein de cette civilisation qui renie Dieu ou le mutile, je sens que je serais gêné, distrait et attristé. Je voudrais mourir joyeux, le front serein, les yeux levés au ciel. Mais où le trouver ici ? Je vais donc vous dire le lieu où le suicide m’est apparu sous son aspect le plus noble et le plus solennel. C’est au bord d’un précipice, à l’île Bourbon ; c’est au haut de cette cascade qui s’élance diaphane et surmontée d’un prisme éclatant dans le ravin solitaire de Bernica. C’est là que nous avons passé les plus douces heures de notre enfance ; c’est là qu’ensuite j’ai pleuré les chagrins les plus amers de ma vie ; c’est là que j’ai appris à prier, à espérer ; c’est là que je voudrais, par une belle nuit de nos climats, m’ensevelir sous ces eaux pures, et descendre dans la tombe fraîche et fleurie qu’offre la profondeur du gouffre verdoyant. Si vous n’avez pas de prédilection pour un autre endroit de la terre, accordez-moi la satisfaction d’accomplir notre double sacrifice aux lieux qui furent témoins des jeux de notre enfance et des douleurs de notre jeunesse.

— J’y consens, répondit madame Delmare en mettant sa main dans celle de Ralph en signe de pacte. J’ai toujours été attirée vers le bord des eaux par une sympathie invincible, par le souvenir de ma pauvre Noun. Mourir comme elle me sera doux ; ce sera l’expiation de sa mort, que j’ai causée.

— Et puis, dit Ralph, un nouveau voyage en mer, fait cette fois dans d’autres sentiments que ceux qui nous ont troublés jusqu’ici, est la meilleure préparation que nous puissions imaginer pour nous recueillir, pour nous détacher des affections terrestres, pour nous élever purs de tout alliage aux pieds de l’Être par excellence. Isolés du monde entier, toujours prêts à quitter joyeusement la vie, nous verrons d’un œil ravi la tempête soulever les éléments, et déployer devant nous ses magnifiques spectacles. Viens, Indiana ; partons, secouons la poussière de cette terre ingrate. Mourir ici, sous les yeux de Raymon, ce serait en apparence une vengeance étroite et lâche. Laissons à Dieu le soin de châtier cet homme ; allons plutôt lui demander d’ouvrir les trésors de sa miséricorde à ce cœur ingrat et stérile. »

Ils partirent. La goëlette la Nahandove les porta, rapide et légère comme un oiseau, dans leur patrie deux fois abandonnée. Jamais traversée ne fut si heureuse et si prompte. Il semblait qu’un vent favorable fût chargé de conduire au port ces deux infortunés si longtemps ballottés sur les écueils de la vie. Durant ces trois mois, Indiana recueillit le fruit de sa docilité aux conseils de Ralph. L’air de la mer, si tonique et si pénétrant, raffermit sa santé chétive ; le calme rentra dans son cœur fatigué. La certitude d’en avoir bientôt fini avec ses maux produisit sur elle l’effet des promesses du médecin sur un malade crédule. Oublieuse de sa vie passée, elle ouvrit son âme aux émotions profondes de l’espérance religieuse. Ses pensées s’imprégnèrent toutes d’un charme mystérieux, d’un parfum céleste. Jamais la mer et les cieux ne lui avaient paru si beaux. Il lui sembla les voir pour la première fois, tant elle y découvrit de splendeurs et de richesses. Son front redevint serein, et on eût dit qu’un rayon de la Divinité avait passé dans ses yeux bleus, doucement mélancoliques.

Un changement non moins extraordinaire s’opéra dans l’âme et dans l’extérieur de Ralph ; les mêmes causes produisirent à peu près les mêmes effets. Son âme, longtemps roidie contre la douleur, s’amollit à la chaleur vivifiante de l’espérance. Le ciel descendit aussi dans ce cœur amer et froissé. Ses paroles prirent l’empreinte de ses sentiments, et, pour la première fois, Indiana connut son véritable caractère. L’intimité sainte et filiale qui les rapprocha ôta à l’un sa timidité pénible, à l’autre ses préventions injustes. Chaque jour enleva à Ralph une disgrâce de sa nature, à Indiana une erreur de son jugement. En même temps, le souvenir poignant de Raymon s’émoussa, pâlit, et tomba pièce à pièce devant les vertus ignorées, devant la sublime candeur de Ralph. À mesure qu’Indiana voyait l’un grandir et s’élever, l’autre s’abaissait dans son opinion. Enfin, à force de comparer ces deux hommes, tout vestige de son amour aveugle et fatal s’éteignit dans son âme.

XXX.

Ce fut l’an passé, par un soir de l’éternel été qui règne dans ces régions, que deux passagers de la goëlette la Nahandove s’enfoncèrent dans les montagnes de l’île Bourbon, trois jours après le débarquement. Ces deux personnes avaient donné ce temps au repos, précaution en apparence fort étrangère au dessein qui les amenait dans la contrée. Mais elles n’en jugèrent sans doute pas ainsi apparemment ; car, après avoir pris le faham ensemble sous la varangue, elles s’habillèrent avec un soin particulier, comme si elles avaient eu le projet d’aller passer la soirée à la ville, et, prenant le sentier de la montagne, elles arrivèrent après une heure de marche au ravin de Bernica.

Le hasard voulut que ce fût une des plus belles soirées que la lune eût éclairées sous les tropiques. Cet astre, à peine sorti des flots noirâtres, commençait à répandre sur la mer une longue traînée de vif-argent ; mais ses lueurs ne pénétraient point dans la gorge, et les marges du lac ne répétaient que le reflet tremblant de quelques étoiles. Les citronniers répandus sur le versant de la montagne supérieure ne se couvraient même pas de ces pâles diamants que la lune sème sur leurs feuilles cassantes et polies. Les ébéniers et les tamarins murmuraient dans l’ombre ; seulement, quelques gigantesques palmiers élevaient à cent pieds du sol leurs tiges menues, et les bouquets de palmes placés à leur cime s’argentaient seuls d’un éclat verdâtre.

Les oiseaux de mer se taisaient dans les crevasses du rocher, et quelques pigeons bleus, cachés derrière les corniches de la montagne, faisaient seuls entendre au loin leur voix triste et passionnée. De beaux scarabées, vivantes pierreries, bruissaient faiblement dans les caféiers, ou rasaient, en bourdonnant, la surface du lac, et le bruit uniforme de la cascade semblait échanger des paroles mystérieuses avec les échos de ses rives.

Les deux promeneurs solitaires parvinrent, en tournant le long d’un sentier escarpé, au haut de la gorge, à l’endroit où le torrent s’élance en colonne de vapeur blanche et légère au fond du précipice. Ils se trouvèrent alors sur une petite plate-forme parfaitement convenable à l’exécution de leur projet. Quelques lianes suspendues à des tiges de raphia formaient en cet endroit un berceau naturel qui se penchait sur la cascade. Sir Ralph, avec un admirable sang-froid, coupa quelques rameaux qui