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INDIANA.

— J’ai recueilli ses dernières paroles, dit Indiana d’un air sombre ; au moment où je le quittais pour toujours, il me parla dans son sommeil : « Cet homme te perdra, » m’a-t-il dit. Ces paroles sont là, ajouta-t-elle en portant une main à son cœur et l’autre à son cerveau.

— Quand j’eus la force de distraire mes yeux et ma pensée de ce cadavre, poursuivit Ralph, je songeai à vous ; à vous, Indiana, qui désormais étiez libre et qui ne pouviez pleurer votre maître que par bonté de cœur ou par religion. J’étais le seul à qui sa mort enlevât quelque chose, car j’étais son ami, et, s’il n’était pas toujours sociable, du moins n’avais-je pas de rival dans son cœur. Je craignis pour vous l’effet d’une trop prompte nouvelle, et j’allai vous attendre à l’entrée de la case, pensant que vous ne tarderiez pas à revenir de votre promenade matinale. J’attendis longtemps. Je ne vous dirai pas mes angoisses, mes recherches, ma terreur, lorsque je trouvai le cadavre d’Ophélia, tout sanglant et tout brisé par les rochers ; les vagues l’avaient jeté sur la grève. Hélas ! je cherchai longtemps, croyant y découvrir bientôt le vôtre ; car je pensais que vous vous étiez donné la mort, et, pendant trois jours, j’ai cru qu’il ne me resterait plus rien à aimer sur la terre. Il est inutile de vous parler de mes douleurs, vous avez dû les prévoir en m’abandonnant.

« Cependant le bruit se répandit bientôt dans la colonie que vous aviez pris la fuite. Un bâtiment qui entrait dans la rade s’était croisé avec le brick l’Eugène par le travers du canal de Mozambique ; l’équipage avait abordé votre navire. Un passager vous avait reconnue, et en moins de trois jours toute l’île fut informée de votre départ.

« Je vous fais grâce des bruits absurdes et outrageants qui résultèrent de la rencontre de ces deux circonstances dans la même nuit, votre fuite et la mort de votre mari. Je ne fus pas épargné dans les charitables inductions qu’on se plut à en tirer ; mais je ne m’en occupai point. J’avais encore un devoir à remplir sur la terre, celui de m’assurer de votre existence et de vous porter des secours s’il était nécessaire. Je suis parti peu de temps après vous ; mais la traversée a été horrible, et je ne suis en France que depuis huit jours. Ma première pensée a été de courir chez M. de Ramière pour m’informer de vous. Mais le hasard m’a fait rencontrer son domestique Carle, qui venait de vous conduire ici. Je n’ai pas fait d’autre question que celle de votre domicile, et je suis venu avec la conviction que je ne vous y trouverais pas seule.

— Seule, seule ! indignement abandonnée ! s’écria madame Delmare. Mais ne parlons pas de cet homme, n’en parlons jamais. Je ne veux plus l’aimer, car je le méprise ; mais il ne faut pas me dire que je l’ai aimé, c’est me rappeler ma honte et mon crime ; c’est jeter un reproche terrible sur mes derniers instants. Ah ! sois mon ange consolateur, toi qui viens dans toutes les crises de ma déplorable vie me tendre une main amie. Accomplis avec miséricorde ta dernière mission auprès de moi ; dis-moi des paroles de tendresse et de pardon, afin que je meure tranquille, et que j’espère le pardon du juge qui m’attend là-haut. »

Elle espérait mourir ; mais le chagrin rive la chaîne de notre vie au lieu de la briser. Elle ne fut même pas dangereusement malade, elle n’en avait plus la force ; seulement elle tomba dans un état de langueur et d’apathie qui ressemblait à l’imbécillité.

Ralph essaya de la distraire ; il l’éloigna de tout ce qui pouvait lui rappeler Raymon. Il l’emmena en Touraine ; il l’environna de toutes les aises de la vie ; il consacrait tous ses instants à lui en procurer quelques-uns de supportables ; et, quand il n’y réussissait point, quand il avait épuisé toutes les ressources de son art et de son affection sans avoir pu faire briller un faible rayon de plaisir sur ce visage morne et flétri, il déplorait l’impuissance de sa parole, et se reprochait amèrement l’inhabileté de sa tendresse.

Un jour, il la trouva plus anéantie, plus accablée que jamais. Il n’osa point lui parler, et s’assit auprès d’elle d’un air triste. Indiana, se tournant alors vers lui et lui pressant la main tendrement :

« Je te fais bien du mal, pauvre Ralph ! lui dit-elle, et il faut que tu aies bien de la patience pour supporter le spectacle d’une infortune égoïste et lâche comme la mienne ! Ta rude tâche est depuis longtemps remplie. L’exigence la plus insensée ne pourrait pas demander à l’amitié plus que tu n’as fait pour moi. Maintenant, abandonne-moi au mal qui me ronge ; ne gâte pas ta vie pure et sainte par le contact d’une vie maudite ; essaye de trouver ailleurs le bonheur qui ne peut pas naître auprès de moi.

— Je renonce en effet à vous guérir, Indiana, répondit-il ; mais je ne vous abandonnerai jamais, même quand vous me diriez que je vous suis importun ; car vous avez encore besoin de soins matériels, et si vous ne voulez pas que je sois votre ami, je serai au moins votre laquais. Cependant, écoutez-moi ; j’ai un expédient à vous proposer que j’ai réservé pour la dernière période du mal, mais qui certes est infaillible.

— Je ne connais qu’un remède au chagrin, répondit-elle, c’est l’oubli ; car j’ai eu le temps de me convaincre que la raison est impuissante. Espérons donc tout du temps. Si ma volonté pouvait obéir à la reconnaissance que tu m’inspires, dès à présent je serais riante et calme comme aux jours de notre enfance ; crois bien, ami, que je ne me plais pas à nourrir mon mal et à envenimer ma blessure ; ne sais-je pas que toutes mes souffrances retombent sur ton cœur ? Hélas ! je voudrais oublier, guérir ! mais je ne suis qu’une faible femme. Ralph, sois patient et ne me crois pas ingrate. »

Elle fondit en larmes. Sir Ralph prit sa main :

« Écoute, ma chère Indiana, lui dit-il, l’oubli n’est pas en notre pouvoir ; je ne t’accuse pas ! je puis souffrir patiemment ; mais te voir souffrir est au-dessus de mes forces. D’ailleurs, pourquoi lutter ainsi, faibles créatures que nous sommes, contre une destinée de fer ? C’est bien assez traîner ce boulet ; le Dieu que nous adorons, toi et moi, n’a pas destiné l’homme à tant de misères sans lui donner l’instinct de s’y soustraire ; et ce qui fait, à mon avis, la principale supériorité de l’homme sur la brute, c’est de comprendre où est le remède à tous ses maux. Ce remède, c’est le suicide ; c’est celui que je te propose, que je te conseille.

— J’y ai souvent songé, répondit Indiana après un court silence. Jadis de violentes tentations m’y convièrent, mais un scrupule religieux m’arrêta. Depuis, mes idées s’élevèrent dans la solitude. Le malheur, en s’attachant à moi, m’enseigna peu à peu une autre religion que la religion enseignée par les hommes. Quand tu es venu à mon secours, j’étais déterminée à me laisser mourir de faim ; mais tu m’as priée de vivre, et je n’avais pas le droit de te refuser ce sacrifice. Maintenant, ce qui m’arrête, c’est ton existence, c’est ton avenir. Que feras-tu seul sur la terre, pauvre Ralph, sans famille, sans passions, sans affections ? Depuis les affreuses plaies qui m’ont frappée au cœur, je ne te suis plus bonne à rien ; mais je guérirai peut-être. Oui, Ralph, j’y ferai tous mes efforts, je te le jure ; patiente encore un peu ; bientôt, peut-être, pourrai-je sourire… Je veux redevenir paisible et gaie, pour te consacrer cette vie que tu as tant disputée au malheur.

— Non, mon amie, non, reprit Ralph, je ne veux point d’un tel sacrifice, je ne l’accepterai jamais. En quoi mon existence est-elle donc plus précieuse que la vôtre ? pourquoi faut-il que vous vous imposiez un avenir odieux pour m’en donner un agréable ? Pensez-vous qu’il me fût possible d’en jouir en sentant que votre cœur ne le partage point ? Non, je ne suis point égoïste jusque-là. N’essayons pas, croyez-moi, un héroïsme impossible ; c’est orgueil et présomption que d’espérer abjurer ainsi tout amour de soi-même. Regardons enfin notre situation d’un œil calme, et disposons des jours qui nous restent comme d’un bien commun que l’un de nous n’a pas le droit d’accaparer aux dépens de l’autre. Depuis longtemps, depuis ma naissance pourrais-je dire, la vie me fatigue et me pèse ; maintenant, je ne me sens plus la force de la porter sans aigreur et sans impiété. Partons ensemble, Indiana, retournons à Dieu, qui nous avait exilés sur cette