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INDIANA.

elle se faisait un monde à part qui la consolait de celui où elle était forcée de vivre, elle s’habituait à penser moins à Raymon, qui bientôt ne devait plus rien être dans son existence solitaire et philosophique. À force de se bâtir un avenir selon sa fantaisie, elle laissait reposer un peu le passé ; et déjà, à sentir son cœur plus libre et plus courageux, elle s’imaginait recueillir d’avance les fruits de sa vie d’anachorète. Mais la lettre de Raymon arriva, et cet édifice de chimères s’évanouit comme un souffle. Elle sentit, ou elle crut sentir qu’elle l’aimait plus que par le passé. Pour moi, je me plais à croire qu’elle ne l’aima jamais de toutes les forces de son âme. Il me semble que l’affection mal placée diffère de l’affection partagée autant qu’une erreur diffère d’une vérité ; il me semble que si l’exaltation et l’ardeur de nos sentiments nous abusent au point de croire que c’est là de l’amour dans toute sa puissance, nous apprenons plus tard, en goûtant les délices d’un amour vrai, combien nous nous en étions imposé à nous-mêmes.

Mais la situation où Raymon se disait jeté rallumait dans le cœur d’Indiana cet élan de générosité qui était un besoin de sa nature. Le voyant seul et malheureux, elle se fit un devoir d’oublier le passé et de ne pas prévoir l’avenir. La veille elle voulait quitter son mari par haine et par ressentiment ; maintenant elle regrettait de ne pas l’estimer, afin de faire à Raymon un véritable sacrifice. Tel était son enthousiasme qu’elle craignait de faire trop peu pour lui, en échappant à un maître irascible au péril de ses jours et en se soumettant à l’agonie d’un voyage de quatre mois. Elle eût donné sa vie sans croire que ce fut assez payer un sourire de Raymon. La femme est faite ainsi.

Il ne s’agissait donc plus que de partir. Il était bien difficile de tromper la méfiance de Delmare et la clairvoyance de Ralph. Mais ce n’était pas là le principal obstacle ; il fallait échapper à la publicité que, selon les lois, tout passager est forcé de donner à son départ par la voie des journaux.

Parmi le peu d’embarcations ancrées dans la dangereuse rade de Bourbon, le navire l’Eugène était en partance pour l’Europe. Indiana chercha l’occasion de parler au capitaine sans être observée de son mari ; mais chaque fois qu’elle témoignait le désir de se promener sur le port, il affectait de la remettre à la garde de sir Ralph, et lui-même les suivait de l’œil avec une patience désespérante. Cependant, à force de recueillir avec une scrupuleuse attention tous les indices favorables à son dessein, Indiana apprit que le capitaine du bâtiment gréé pour la France avait une parente au village de Sainte-Rose, dans l’intérieur de l’île, et qu’il revenait souvent à pied pour aller coucher à son bord. Dès ce moment, elle ne quitta plus le rocher qui lui servait de point d’observation. Pour écarter les soupçons, elle s’y rendait par des sentiers détournés, et en revenait de même lorsqu’à la nuit close elle n’avait point découvert le voyageur qui l’intéressait sur le chemin de la montagne.

Il ne lui restait plus que deux jours d’espérance, car déjà le vent avait soufflé de terre sur la rade ; le mouillage menaçait de n’être plus tenable, et le capitaine Random était impatient de gagner le large.

Enfin elle adressa au Dieu des opprimés et des faibles une ardente prière, et elle alla s’asseoir sur le chemin même de Sainte-Rose, bravant le danger d’être vue et risquant sa dernière espérance. Il n’y avait pas une heure qu’elle attendait lorsque le capitaine Random descendit le sentier. C’était un vrai marin, toujours rude et cynique, qu’il fût sombre ou jovial ; son regard glaça d’effroi la triste Indiana. Cependant elle rassembla tout son courage, et marcha à sa rencontre d’un air digne et résolu.

« Monsieur, lui dit-elle, je viens mettre entre vos mains mon honneur et ma vie. Je veux quitter la colonie et retourner en France. Si, au lieu de m’accorder votre protection, vous trahissez le secret que je vous confie, je n’ai pas d’autre parti à prendre que de me jeter à la mer. »

Le capitaine répondit, en jurant, que la mer refuserait de sombrer une si jolie goëlette, et que, puisqu’elle venait d’elle-même s’abattre sous le vent, il répondait de la remorquer au bout du monde.

« Vous consentez donc, Monsieur ? lui dit madame Delmare avec inquiétude ; en ce cas, vous accepterez l’avance de mon passage. »

Et elle lui remit un écrin contenant les bijoux que madame de Carvajal lui avait donnés autrefois ; c’était la seule fortune qu’elle possédât encore. Mais le marin l’entendait autrement, et il lui rendit l’écrin avec des paroles qui firent monter le sang à ses joues.

« Je suis bien malheureuse, Monsieur, lui répondit-elle en retenant les larmes de colère qui brillaient dans ses longs cils ; la démarche que je fais auprès de vous vous autorise à m’insulter, et cependant, si vous saviez combien mon existence dans ce pays est odieuse, vous auriez pour moi plus de pitié que de mépris. »

La contenance noble et touchante d’Indiana imposa au capitaine Random. Les êtres qui ne font pas abus de leur sensibilité la retrouvent quelquefois saine et entière dans l’occasion. Il se rappela aussitôt la figure haïssable du colonel Delmare et le bruit que son aventure avait fait dans la colonie. En couvant d’un œil libertin cette créature si frêle et si jolie, il fut frappé de son air d’innocence et de candeur ; il fut surtout vivement ému en remarquant sur son front une marque blanche que sa rougeur faisait ressortir. Il avait eu avec Delmare des relations de commerce qui lui avaient laissé du ressentiment contre cet homme si rigide et si serré en affaires.

« Malédiction ! s’écria-t-il, je n’ai de mépris que pour l’homme capable de casser à coups de botte la tête d’une si jolie femme. Delmare est un corsaire à qui je ne serai pas fâché de jouer ce tour ; mais soyez prudente, Madame, et songez que je compromets ici mon caractère. Il faut vous échapper sans éclat au coucher de la lune, vous envoler comme une pauvre pétrelle du fond de quelque récif bien sombre…

— Je sais, Monsieur, répondit-elle, que vous ne me rendrez pas cet important service sans transgresser les lois ; vous courez peut-être le risque de payer une amende ; c’est pourquoi je vous offre cet écrin, dont la valeur contient au moins le double du prix de la traversée. »

Le capitaine prit l’écrin en souriant.

« Ce n’est pas le moment de régler nos comptes, dit-il ; je veux bien être le dépositaire de votre petite fortune. Vous n’avez pas sans doute, vu la circonstance, un bagage bien considérable ; rendez-vous la nuit du départ dans les rochers de l’anse aux Lataniers ; vous verrez venir à vous un canot armé de deux bons rameurs, et l’on vous passera par-dessus le bord entre une et deux heures du matin. »

XXVII.

Cette journée du départ s’écoula comme un rêve. Indiana avait craint de la trouver longue et pénible, elle passa comme un instant. Le silence de la campagne, la tranquillité de l’habitation, contrastaient avec les agitations intérieures qui dévoraient madame Delmare. Elle s’enfermait dans sa chambre pour y préparer le peu de hardes qu’elle voulait emporter, puis elle les cachait sous ses vêtements et les portait une à une dans les rochers de l’anse aux Lataniers, où elle les mettait dans un panier d’écorce enseveli sous le sable. La mer était rude, et le vent grossissait d’heure en heure. Par précaution, le navire l’Eugène était sorti du port, et madame Delmare apercevait au loin ses voiles blanches que la bise enflait, tandis que l’équipage, pour se maintenir dans sa station, lui faisait courir des bordées. Son cœur s’élançait alors avec de vives palpitations vers ce bâtiment qui semblait piaffer d’impatience, comme un coursier plein d’ardeur au moment de partir. Mais lorsqu’elle regagnait l’intérieur de l’île, elle retrouvait dans les gorges de la montagne un air calme et doux, un soleil pur, le