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INDIANA.

l’habileté avec lesquelles on savait échapper aux jugements de l’opinion.



Tu ne m’abandonnes donc pas, toi ? (Page 59.)

« D’ailleurs, disait-il encore, cette femme aura fait pour moi un sacrifice sans retour et sans bornes. Pour moi elle aura traversé le monde et laissé derrière elle tout moyen d’existence, toute possibilité de pardon. Le monde n’est rigide que pour les fautes étroites et communes ; une rare audace l’étonne, une infortune éclatante le désarme ; il la plaindra, il l’admirera peut-être, cette femme qui pour moi aura fait ce que nulle autre n’oserait tenter. Il la blâmera, mais il n’en rira pas, et je ne serai pas coupable pour l’accueillir et la protéger après une si haute preuve de son amour. Peut être, au contraire, vantera-t-on mon courage ; du moins j’aurai des défenseurs, et ma réputation sera soumise à un glorieux et insoluble procès. La société veut quelquefois qu’on la brave ; elle n’accorde pas son admiration à ceux qui rampent dans les voie battues. Au temps où nous sommes, il faut mener l’opinion à coups de fouet. »

Sous l’influence de ces pensées, il écrivit à madame Delmare. Sa lettre fut ce qu’elle devait être entre les mains d’un homme si adroit et si exercé. Elle respirait l’amour, la douleur, la vérité surtout. Hélas ! quel roseau mobile est-ce donc que la vérité, pour se plier ainsi à tous les souffles ?

Cependant Raymon eut la sagesse de ne point exprimer formellement l’objet de sa lettre. Il feignait de regarder le retour d’Indiana comme un bonheur inespéré ; mais cette fois il lui parlait faiblement de ses devoirs. Il lui racontait les dernières paroles de sa mère ; il peignait avec chaleur le désespoir où le réduisait cette perte, les ennuis de la solitude et le danger de sa situation. Il faisait un tableau sombre et terrible de la révolution qui grossissait à l’horizon de la France, et, tout en feignant de se réjouir d’être seul opposé à ses coups, il faisait entendre à Indiana que le moment était venu pour elle d’exercer cette enthousiaste fidélité, ce périlleux dévouement dont elle s’était vantée. Raymon accusait son destin, et disait que la vertu lui avait coûté bien cher, que son joug était bien rude, qu’il avait tenu le bonheur dans sa main et qu’il avait eu la force de se condamner à un éternel isolement. « Ne me dites plus que vous m’avez aimé, ajoutait-il ; je suis alors si faible et si découragé, que je maudis mon courage et que je hais mes