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INDIANA.

« Mêlez-vous de vos affaires. »

Puis, revenant à sa femme :

« Ainsi, Madame, lui dit-il en serrant ses bras contre sa poitrine pour résister à la tentation de la frapper, vous entrez en révolte ouverte contre moi, vous refusez de me suivre à l’île Bourbon, vous voulez vous séparer ? Eh bien ! mordieu ! moi aussi…

— Je ne le veux plus, répondit-elle. Je le voulais hier, c’était ma volonté ; ce ne l’est plus ce matin. Vous avez usé de violence en m’enfermant dans ma chambre : j’en suis sortie par la fenêtre pour vous prouver que ne pas régner sur la volonté d’une femme, c’est exercer un empire dérisoire. J’ai passé quelques heures hors de votre domination ; j’ai été respirer l’air de la liberté pour vous montrer que vous n’êtes pas moralement mon maître et que je ne dépends que de moi sur la terre. En me promenant, j’ai réfléchi que je devais à mon devoir et à ma conscience de revenir me placer sous votre patronage ; je l’ai fait de mon plein gré. Mon cousin m’a accompagnée ici, et non pas ramenée. Si je n’eusse pas voulu le suivre, il n’aurait pas su m’y contraindre, vous l’imaginez bien. Ainsi, Monsieur, ne perdez pas votre temps à discuter avec ma conviction ; vous ne l’influencerez jamais, vous en avez perdu le droit dès que vous avez voulu y prétendre par la force. Occupez-vous du départ ; je suis prête à vous aider et à vous suivre, non pas parce que telle est votre volonté, mais parce que telle est mon intention. Vous pouvez me condamner, mais je n’obéirai jamais qu’à moi-même.

— J’ai pitié du dérangement de votre esprit, » dit le colonel en haussant les épaules.

Et il se retira dans sa chambre pour mettre en ordre ses papiers, fort satisfait, au dedans de lui, de la résolution de madame Delmare, et ne redoutant plus d’obstacles ; car il respectait la parole de cette femme autant qu’il méprisait ses idées.

XXII.

Raymon, cédant à la fatigue, s’était endormi profondément, après avoir reçu fort sèchement sir Ralph, qui était venu prendre des informations chez lui. Lorsqu’il s’éveilla, un sentiment de bien-être inonda son âme ; il songea que la crise principale de cette aventure était enfin passée. Depuis longtemps il avait prévu qu’un instant viendrait le mettre aux prises avec cet amour de femme, qu’il faudrait défendre sa liberté contre les exigences d’une passion romanesque, et il s’encourageait d’avance à combattre de telles prétentions. Il avait donc franchi, enfin, ce pas difficile : il avait dit non. Il n’aurait plus besoin d’y revenir, car les choses s’étaient passées pour le mieux. Indiana n’avait pas trop pleuré, pas trop insisté. Elle s’était montrée raisonnable, elle avait compris au premier mot, elle avait pris son parti vite et fièrement.

Raymon était fort content de sa providence ; car il en avait une à lui, à laquelle il croyait en bon fils et sur laquelle il comptait pour arranger toutes choses au détriment des autres plutôt qu’au sien propre. Elle l’avait si bien traité jusque-là, qu’il ne voulait pas douter d’elle. Prévoir le résultat de ses fautes et s’en inquiéter, c’eût été à ses yeux commettre le crime d’ingratitude envers le Dieu bon qui veillait sur lui.

Il se leva très-fatigué encore des efforts d’imagination auxquels l’avaient contraint les circonstances de cette scène pénible. Sa mère rentra ; elle venait de s’informer auprès de madame de Carvajal de la santé et de la disposition d’esprit de madame Delmare. La marquise ne s’en était point inquiétée ; elle était pourtant dans un très-grand chagrin quand madame de Ramière l’interrogea adroitement. Mais la seule chose qui l’eût frappée dans la disparition de madame Delmare, c’était le scandale qui allait en résulter. Elle se plaignit très-amèrement de sa nièce, que la veille elle élevait aux nues ; et madame de Ramière comprit que, par cette démarche, la malheureuse Indiana s’était aliénée à jamais sa parente et perdait le seul appui naturel qui lui restât.

Pour qui eût connu le fond de l’âme de la marquise, ce n’eût pas été une grande perte ; mais madame de Carvajal passait, même aux yeux de madame de Ramière, pour une vertu irréprochable. Sa jeunesse avait été enveloppée des mystères de la prudence ou perdue dans le tourbillon des révolutions. La mère de Raymon pleura sur le sort d’Indiana et chercha à l’excuser ; madame de Carvajal lui dit avec aigreur « qu’elle n’était peut-être pas assez désintéressée dans cette affaire pour en juger.

— Mais que deviendra donc cette malheureuse jeune femme ? dit madame de Ramière. Si son mari l’opprime, qui la protégera ?

— Elle deviendra ce qu’il plaira à Dieu, répondit la marquise ; pour moi, je ne m’en mêle plus, et je ne veux jamais la revoir. »

Madame de Ramière, inquiète et bonne, résolut de savoir à tout prix des nouvelles de madame Delmare. Elle se fit conduire au bout de la rue qu’elle habitait, et envoya un domestique questionner le concierge, en lui recommandant de tâcher de voir sir Ralph s’il était dans la maison. Elle attendit le résultat de cette tentative dans sa voiture, et bientôt Ralph lui-même vint l’y trouver.

La seule personne, peut-être, qui jugeât bien Ralph, c’était madame de Ramière ; quelques mots suffirent entre eux pour comprendre la part mutuelle d’intérêt sincère et pur qu’ils avaient dans cette affaire. Ralph raconta ce qui s’était passé dans la matinée ; et comme il n’avait que des soupçons sur les circonstances de la nuit, il ne chercha pas à les confirmer. Mais madame de Ramière crut devoir l’informer de ce qu’elle en savait, le mettant de moitié dans son désir de rompre cette liaison funeste et impossible. Ralph, qui se sentait plus à l’aise devant elle qu’il ne l’était vis-à-vis de personne, laissa paraître sur ses traits une altération profonde en recevant cette confidence.

« Vous dites, Madame, murmura-t-il en réprimant comme un frisson nerveux qui parcourut ses veines, qu’elle a passé la nuit dans votre hôtel ?

— Une nuit solitaire et douloureuse, sans doute. Raymon, qui n’était certes pas coupable de complicité, n’est rentré qu’à six heures, et à sept il est venu me trouver pour m’engager à calmer l’esprit de cette malheureuse enfant.

— Elle voulait quitter son mari ! elle voulait se perdre d’honneur ! reprit Ralph les yeux fixes, et dans une étrange préoccupation de cœur. Elle l’aime donc bien, cet homme indigne d’elle !… »

Ralph oubliait qu’il parlait à la mère de Raymon.

« Je m’en doutais bien depuis longtemps, continua-t-il ; pourquoi n’ai-je pas prévu le jour où elle consommerait sa perte ! Je l’aurais tuée auparavant. »

Ce langage dans la bouche de Ralph surprit étrangement madame de Ramière ; elle croyait parler à un homme calme et indulgent, elle se repentit d’avoir cru aux apparences.

« Mon Dieu ! dit-elle avec effroi, la jugerez-vous donc aussi sans miséricorde ? l’abandonnerez-vous comme sa tante ? Êtes-vous donc tous sans pitié et sans pardon ? Ne lui restera-t-il pas un ami après une faute dont elle a déjà tant souffert ?

— Ne craignez rien de pareil de ma part, Madame, répondit Ralph ; il y a six mois que je sais tout, et je n’ai rien dit. J’ai surpris leur premier baiser, et je n’ai point jeté M. de Ramière à bas de son cheval ; j’ai croisé souvent dans les bois leurs messages d’amour, et je ne les ai point déchirés à coups de fouet. J’ai rencontré M. de Ramière sur le pont qu’il traversait pour aller la trouver ; c’était la nuit, nous étions seuls, et je suis fort quatre fois comme lui ; pourtant je n’ai pas jeté cet homme dans la rivière ; et quand, après l’avoir laissé fuir, j’ai découvert qu’il avait trompé ma vigilance, qu’il s’était introduit chez elle, au lieu d’enfoncer les portes et de le lancer par la fenêtre, j’ai été paisiblement les avertir de l’approche du mari, et sauver la vie de l’un afin de sauver l’honneur de l’autre. Vous voyez bien, Madame, que je suis clément et miséricordieux. Ce matin, je tenais cet homme sous ma main ; je savais bien qu’il était la cause