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INDIANA.

cette soif de dangers, ce besoin d’aventures qui fermente dans le cerveau des femmes de son pays. À l’heure où je vous parle, elle est ici, dans ma chambre, malgré moi, et je ne sais comment la décider à en sortir.

— Malheureuse enfant ! dit madame de Ramière en s’habillant à la hâte. Elle est si timide et si douce ! je vais la voir, lui parler ! c’est bien cela que tu viens me demander, n’est-ce pas ?

— Oui ! Oui ! dit Raymon, que la tendresse de sa mère attendrissait lui-même ; allez lui faire entendre le langage de la raison et de la bonté. Elle aimera sans doute la vertu dans votre bouche ; elle se rendra peut-être à vos caresses ; elle reprendra de l’empire sur elle-même, l’infortunée ! elle souffre tant ! »

Raymon se jeta dans un fauteuil et se mit à pleurer, tant les émotions diverses de cette matinée avaient agité ses nerfs. Sa mère pleura avec lui, et ne se décida à descendre qu’après l’avoir forcé de prendre quelques gouttes d’éther.

Elle trouva Indiana qui ne pleurait pas, et qui se leva d’un air calme et digne en la reconnaissant. Elle s’attendait si peu à cette contenance noble et forte, qu’elle se sentit embarrassée devant cette jeune femme, comme si elle lui eût manqué d’égards en venant la surprendre dans la chambre de son fils.

Alors elle céda à la sensibilité profonde et vraie de son cœur, et elle lui tendit les bras avec effusion. Madame Delmare s’y jeta ; son désespoir se brisa en sanglots amers, et ces deux femmes pleurèrent longtemps dans le sein l’une de l’autre.

Mais, quand madame de Ramière voulut parler, Indiana l’arrêta.

« Ne me dites rien, Madame, lui dit-elle en essuyant ses larmes ; vous ne trouveriez aucune parole qui ne me fît du mal. Votre intérêt et vos caresses suffisent à me prouver votre généreuse affection ; mon cœur est soulagé autant qu’il peut l’être. Maintenant, je me retire ; je n’ai pas besoin de vos instances pour comprendre ce que j’ai à faire.

— Aussi ne suis-je pas venue pour vous renvoyer, mais pour vous consoler, dit madame de Ramière.

— Je ne puis être consolée, répondit-elle en l’embrassant ; aimez-moi, cela me fera un peu de bien ; mais ne me parlez pas. Adieu, Madame ; vous croyez en Dieu, priez-le pour moi.

— Vous ne vous en irez pas seule ! s’écria madame de Ramière : je veux vous reconduire moi-même chez votre mari, vous justifier, vous défendre et vous protéger.

— Généreuse femme ! dit Indiana en la pressant sur son cœur, vous ne le pouvez pas. Vous ignorez seule le secret de Raymon ; tout Paris en parlera ce soir, et vous joueriez un rôle déplacé dans cette histoire. Laissez-moi en supporter seule le scandale, je n’en souffrirai pas longtemps.

— Que voulez-vous dire ? Commettriez-vous le crime d’attenter à votre vie ? Chère enfant ! vous aussi, vous croyez en Dieu.

— Aussi, Madame, je pars pour l’île Bourbon dans trois jours.

— Viens dans mes bras, ma fille chérie, viens, que je te bénisse. Dieu récompensera ton courage…

— Je l’espère, » dit Indiana en regardant le ciel.

Madame de Ramière voulut au moins envoyer chercher une voiture ; mais Indiana s’y opposa. Elle voulait rentrer seule et sans bruit. En vain la mère de Raymon s’effraya de la voir, si affaiblie et si bouleversée, entreprendre à pied cette longue course.

« J’ai de la force, lui répondit-elle ; une parole de Raymon a suffi pour m’en donner. »

Elle s’enveloppa dans son manteau, baissa son voile de dentelle noire, et sortit de l’hôtel par une issue dérobée dont madame de Ramière lui montra le chemin. Aux premiers pas qu’elle fit dans la rue, elle sentit ses jambes tremblantes prêtes à lui refuser le service ; il lui semblait à chaque instant sentir la rude main de son mari furieux la saisir, la renverser et la traîner dans le ruisseau. Bientôt le bruit du dehors, l’insouciance des figures qui se croisaient autour d’elle, et le froid pénétrant du matin, lui rendirent la force et la tranquillité, mais une force douloureuse, et une tranquillité morne, semblable à celle qui s’étend sur les eaux de la mer, et dont le matelot clairvoyant s’effraie plus que des soulèvements de la tempête. Elle descendit le quai depuis l’Institut jusqu’au Corps-Législatif ; mais elle oublia de traverser le pont, et continua à longer la rivière, absorbée dans une rêverie stupide, dans une méditation sans idées, et poursuivant l’action sans but de marcher devant elle.

Insensiblement elle se trouva au bord de l’eau, qui charriait des glaçons à ses pieds et les brisait avec un bruit sec et froid sur les pierres de la rive. Cette eau verdâtre exerçait une force attractive sur les sens d’Indiana. On s’accoutume aux idées terribles ; à force de les admettre, on s’y plaît. Il y avait si longtemps que l’exemple du suicide de Noun apaisait les heures de son désespoir, qu’elle s’était fait du suicide une sorte de volupté tentatrice. Une seule pensée, une pensée religieuse, l’avait empêchée de s’y arrêter définitivement ; mais dans cet instant aucune pensée complète ne gouvernait plus son cerveau épuisé. Elle se rappelait à peine que Dieu existât, que Raymon eût existé, et elle marchait, se rapprochant toujours de la rive, obéissant à l’instinct du malheur et au magnétisme de la souffrance.

Quand elle sentit le froid cuisant de l’eau qui baignait déjà sa chaussure, elle s’éveilla comme d’un état de somnambulisme, et, cherchant des yeux où elle était, elle vit Paris derrière elle, et la Seine qui fuyait sous ses pieds, emportant dans sa masse huileuse le reflet blanc des maisons et le bleu grisâtre du ciel. Ce mouvement continu de l’eau et l’immobilité du sol se confondirent dans ses perceptions troublées, et il lui sembla que l’eau dormait et que la terre fuyait. Dans ce moment de vertige, elle s’appuya contre un mur, et se pencha, fascinée, vers ce qu’elle prenait pour une masse solide… Mais les aboiements d’un chien, qui bondissait autour d’elle, vinrent la distraire et apporter quelques instants de retard à l’accomplissement de son dessein. Alors un homme qui accourait, guidé par la voix du chien, la saisit par le corps, l’entraîna, et la déposa sur les débris d’un bateau abandonné à la rive. Elle le regarda en face et ne le reconnut pas. Il se mit à ses pieds, détacha son manteau dont il l’enveloppa, prit ses mains dans les siennes pour les réchauffer, et l’appela par son nom. Mais son cerveau était trop faible pour faire un effort : depuis quarante-huit heures, elle avait oublié de manger.

Cependant, lorsque la chaleur revint un peu dans ses membres engourdis, elle vit Ralph à genoux devant elle, qui tenait ses mains et épiait le retour de sa raison

« Avez-vous rencontré Noun ? » lui dit-elle.

Puis elle ajouta, égarée par son idée fixe :

« Je l’ai vue passer sur ce chemin (et elle montrait la rivière). J’ai voulu la suivre, mais elle allait trop vite, et je n’ai pas la force de marcher. C’était comme un cauchemar. »

Ralph la regardait avec douleur. Lui aussi sentait sa tête se briser et son cerveau se fendre.

« Allons-nous-en, lui dit-il.

« Allons-nous-en, répondit-elle ; mais, auparavant, cherchez mes pieds, que j’ai égarés là sur ces cailloux. »

Ralph s’aperçut qu’elle avait les pieds mouillés et paralysés par le froid. Il l’emporta dans ses bras jusqu’à une maison hospitalière, où les soins d’une bonne femme lui rendirent la connaissance. Pendant ce temps, Ralph envoya prévenir M. Delmare que sa femme était retrouvée ; mais le colonel n’était point rentré chez lui lorsque cette nouvelle y arriva. Il continuait ses recherches avec une rage d’inquiétude et de colère. Ralph, mieux avisé, s’était rendu déjà chez M. de Ramière ; mais il avait trouvé Raymon ironique et froid qui venait de se mettre au lit. Alors il avait pensé à Noun, et il avait suivi la rivière dans un sens, tandis que son domestique l’explorait dans l’autre. Ophélia avait saisi aussitôt la trace de sa maîtresse, et elle avait guidé rapidement sir Ralph au lieu où il l’avait trouvée.