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INDIANA.

de son destin passa toutes ses espérances, et l’entraîna dans une voie de misère où l’affreuse protection de sa tante n’alla point la chercher.

Raymon ne s’inquiétait point de ce qu’elle allait devenir. Cet amour était déjà arrivé pour lui au dernier degré du dégoût, à l’ennui. Ennuyer, c’est descendre aussi bas qu’il est possible dans le cœur de ce qu’on aime. Heureusement pour les derniers jours de son illusion, Indiana ne s’en doutait pas encore.

Un matin, en rentrant du bal, il trouva madame Delmare dans sa chambre. Elle y était entrée à minuit ; depuis cinq grandes heures elle l’attendait. On était aux jours les plus froids de l’année ; elle était là sans feu, la tête appuyée sur ses mains, souffrant du froid et de l’inquiétude avec cette sombre patience que le cours de sa vie lui avait enseignée. Elle releva la tête quand elle le vit entrer, et Raymon, pétrifié de surprise, ne trouva sur son visage pâle aucune expression de dépit ou de reproche.

« Je vous attendais, lui dit-elle avec douceur ; comme depuis trois jours vous n’êtes pas venu, et que dans cet intervalle il s’est passé des choses dont vous devez être informé sans retard, je suis sortie hier au soir de chez moi pour venir vous les apprendre.

— C’est une imprudence incroyable ! dit Raymon en refermant avec soin la porte sur lui ; et mes gens qui vous savent ici ! ils viennent de me le dire.

— Je ne me suis pas cachée, répondit-elle froidement ; et quant au mot dont vous vous servez, je le crois mal choisi.

— J’ai dit imprudence, c’est folie que j’aurais dû dire.

— Moi, j’aurais dit courage. Mais n’importe ; écoutez : M. Delmare veut partir pour Bordeaux dans trois jours, et de là pour les colonies. Il a été convenu entre vous et moi que vous me soustrairiez à la violence s’il l’employait : il est hors de doute qu’il en sera ainsi ; car je me suis prononcée hier soir, et j’ai été enfermée dans ma chambre. Je me suis échappée par une fenêtre ; voyez, mes mains sont en sang. Dans ce moment on me cherche peut-être ; mais Ralph est à Bellerive, et il ne pourra pas dire où je suis. Je suis décidée à me cacher jusqu’à ce que M. Delmare ait pris le parti de m’abandonner. Avez-vous songé à m’assurer une retraite, à préparer ma fuite ? Il y a si longtemps que je n’ai pu vous voir seul, que j’ignore où en sont vos dispositions ; mais un jour que je vous témoignais des doutes sur votre résolution, vous m’avez dit que vous ne conceviez pas l’amour sans la confiance ; vous m’avez fait remarquer que jamais vous n’aviez douté de moi, vous m’avez prouvé que j’étais injuste ; et alors j’ai craint de rester au-dessous de vous si je n’abjurais ces soupçons puérils et ces mille exigences de femme qui rapetissent les amours vulgaires. J’ai supporté avec résignation la brièveté de vos visites, la gêne de nos entretiens, l’empressement que vous sembliez mettre à éviter tout épanchement avec moi ; j’ai gardé ma confiance en vous. Le ciel m’est témoin que lorsque l’inquiétude et l’épouvante me rongeaient le cœur, je les repoussais comme de criminelles pensées. Aujourd’hui, je viens chercher la récompense de ma foi ; le moment est venu : dites, acceptez-vous mes sacrifices ?

La crise était si pressante, que Raymon ne se sentit plus le courage de feindre. Désespéré, furieux de se voir pris dans ses propres piéges, il perdit la raison et s’emporta en malédictions brutales et grossières.

« Vous êtes une folle ! s’écria-t-il en se jetant sur son fauteuil. Où avez-vous rêvé l’amour ? dans quel roman à l’usage des femmes de chambre avez-vous étudié la société, je vous prie ? »

Puis il s’arrêta, s’apercevant qu’il était par trop rude, et cherchant dans sa pensée les moyens de lui dire ces choses en d’autres termes et de la renvoyer sans outrage.

Mais elle était calme comme une personne préparée à tout entendre.

« Continuez, dit-elle en croisant ses bras sur son cœur, dont les mouvements se paralysaient par degrés ; je vous écoute, sans doute vous avez plus d’un mot à me dire. »

« Encore un effort d’imagination, encore une scène d’amour, » pensa Raymon. Et se levant avec vivacité :

« Jamais ! s’écria-t-il, jamais je n’accepterai de tels sacrifices. Quand je t’ai dit que j’en aurais la force, je me suis vanté, Indiana, ou plutôt je me suis calomnié ; car il n’est qu’un lâche qui puisse consentir à déshonorer la femme qu’il aime. Dans ton ignorance de la vie, tu n’as pas compris l’importance d’un pareil dessein, et moi, dans mon désespoir de te perdre, je n’ai pas voulu y réfléchir…

— La réflexion vous revient bien vite ! dit-elle en lui retirant sa main qu’il voulait prendre.

— Indiana, reprit-il, ne vois-tu pas que tu m’imposes le déshonneur en te réservant l’héroïsme, et que tu me condamnes parce que je veux rester digne de ton amour ? Pourrais-tu m’aimer encore, femme ignorante et simple, si je sacrifiais ta vie à mon plaisir, ta réputation à mes intérêts ?

— Vous dites des choses bien contradictoires, dit Indiana ; si, en restant près de vous, je vous donne du bonheur, que craignez-vous de l’opinion ? Tenez-vous plus à elle qu’à moi ?

— Eh ! ce n’est pas pour moi que j’y tiens, Indiana !…

— C’est donc pour moi ? J’ai prévu vos scrupules, et, pour vous affranchir de tout remords, j’ai pris l’initiative ; je n’ai pas attendu que vous vinssiez m’arracher de mon ménage, je ne vous ai pas même consulté pour franchir à jamais le seuil de ma maison. Ce pas décisif, il est fait, et votre conscience ne peut vous le reprocher. À l’heure qu’il est, Raymon, je suis déshonorée. En votre absence, j’ai compté à cette pendule les heures qui consommaient mon opprobre ; et maintenant, quoique le jour naissant trouve mon front aussi pur qu’il l’était hier, je suis une femme perdue dans l’opinion publique. Hier, il y avait encore de la compassion pour moi dans le cœur des femmes ; aujourd’hui, il n’y aura plus que des mépris. J’ai pesé tout cela avant d’agir.

— Abominable prévoyance de femme ! » pensa Raymon ; et puis, luttant contre elle comme il eût fait contre un recors qui serait venu le saisir dans ses meubles :

« Vous vous exagérez l’importance de votre démarche, lui dit-il d’un ton caressant et paternel. Non, mon amie, tout n’est pas perdu pour une étourderie. J’imposerai silence à mes gens…

— Imposerez-vous silence aux miens, qui sans doute me cherchent avec anxiété dans ce moment-ci ? Et mon mari, pensez-vous qu’il me garde paisiblement le secret ? pensez-vous qu’il veuille me recevoir demain, quand j’aurai passé toute une nuit sous votre toit ? Me conseillerez-vous de retourner me mettre à ses pieds et de lui demander, en signe de grâce, qu’il veuille bien me remettre au cou la chaîne sous laquelle s’est brisée ma vie et flétrie ma jeunesse ? Vous consentiriez sans regret à voir rentrer sous la domination d’un autre cette femme que vous aimiez tant, quand vous êtes maître de son sort, quand vous pouvez la garder toute votre vie dans vos bras, quand elle est là en votre pouvoir, vous offrant d’y rester toujours ! Vous n’auriez pas quelque répugnance, quelque frayeur à la rendre tout à l’heure à ce maître implacable qui ne l’attend peut-être que pour la tuer ? »

Une idée rapide traversa le cerveau de Raymon. Le moment était venu de dompter cet orgueil de femme, ou il ne viendrait jamais. Elle venait lui offrir tous les sacrifices dont il ne voulait pas, et elle se tenait là devant lui avec la confiance hautaine qu’elle ne courait d’autres dangers que ceux qu’elle avait prévus. Raymon imaginait un moyen de se débarrasser de son importun dévouement ou d’en tirer quelque chose. Il était trop l’ami de Delmare, il devait trop d’égards à la confiance de cet homme pour lui ravir sa femme ; il devait se contenter de la séduire.

« Tu as raison, mon Indiana, s’écria-t-il avec feu, tu me rends à moi-même, tu réveilles mes transports, que l’idée de tes dangers et la crainte de te nuire avaient glacés. Pardonne à ma puérile sollicitude et comprends tout ce qu’elle renferme de tendresse et de véritable amour.