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INDIANA.

vous avez servi, vous connaissez parfaitement ce que les soldats appellent culotte de peau, et vous avouerez que le nombre en est grand parmi les débris des vieilles cohortes impériales. Ces hommes qui, réunis et poussés par une main puissante, accomplirent de si magiques exploits, grandissaient comme des géants dans la fumée des batailles ; mais, retombés dans la vie civile, les héros n’étaient plus que des soldats, hardis et grossiers compagnons qui raisonnaient comme des machines ; heureux quand ils n’agissaient pas dans la société comme dans un pays conquis ! Ce fut la faute du siècle plutôt que la leur. Esprits naïfs, ils ajoutèrent foi aux adulations de la gloire, et se laissèrent persuader qu’ils étaient de grands patriotes parce qu’ils défendaient leur patrie, les uns malgré eux, les autres pour de l’argent et des honneurs. Encore comment la défendirent-ils, ces milliers d’hommes qui embrassèrent aveuglément l’erreur d’un seul, et qui, après avoir sauvé la France, la perdirent si misérablement ? Et puis, si le dévouement des soldats pour le capitaine vous semble grand et noble, soit ; à moi aussi ; mais j’appelle cela de la fidélité, non du patriotisme ; je félicite les vainqueurs de l’Espagne et ne les remercie pas. Quant à l’honneur du nom français, je ne comprends nullement cette manière de l’établir chez nos voisins, et j’ai peine à croire que les généraux de l’empereur en fussent bien pénétrés à cette triste époque de notre gloire ; mais je sais qu’il est défendu de parler impartialement de ces choses ; je me tais, la postérité les jugera.

M. Delmare avait toutes les qualités et tous les défauts de ces hommes. Candide jusqu’à l’enfantillage sur certaines délicatesses du point d’honneur, il savait fort bien conduire ses intérêts à la meilleure fin possible sans s’inquiéter du bien ou du mal qui pouvait en résulter pour autrui. Toute sa conscience, c’était la loi ; toute sa morale, c’était son droit. C’était une de ces probités sèches et rigides qui n’empruntent rien de peur de ne pas rendre, et qui ne prêtent pas davantage, de peur de ne pas recouvrer. C’était l’honnête homme qui ne prend et ne donne rien ; qui aimerait mieux mourir que de dérober un fagot dans les forêts du roi, mais qui vous tuerait sans façon pour un fétu ramassé dans la sienne. Utile à lui seul, il n’était nuisible à personne. Il ne se mêlait de rien autour de lui, de peur d’être forcé de rendre un service. Mais quand il se croyait engagé par honneur à le rendre, nul n’y mettait un zèle plus actif et une franchise plus chevaleresque. À la fois confiant comme un enfant, soupçonneux comme un despote, il croyait à un faux serment et se défiait d’une promesse sincère. Comme dans l’état militaire, tout pour lui consistait dans la forme. L’opinion le gouvernait à tel point, que le bon sens et la raison n’entraient pour rien dans ses décisions, et quand il avait dit : Cela se fait, il croyait avoir posé un argument sans réplique.

C’était donc la nature la plus antipathique à celle de sa femme, le cœur le moins fait pour la comprendre, l’esprit le plus incapable de l’apprécier. Et pourtant il est certain que l’esclavage avait engendré dans ce cœur de femme une sorte d’aversion vertueuse et muette qui n’était pas toujours juste. Madame Delmare doutait trop du cœur de son mari ; il n’était que dur, et elle le jugeait cruel. Il y avait plus de rudesse que de colère dans ses emportements, plus de grossièreté que d’insolence dans ses manières. La nature ne l’avait pas fait méchant ; il avait des instants de pitié qui l’amenaient au repentir, et dans le repentir il était presque sensible. C’était la vie des camps qui avait érigé chez lui la brutalité en principe. Avec une femme moins polie et moins douce, il eût été craintif comme un loup apprivoisé ; mais cette femme était rebutée de son sort ; elle ne se donnait pas la peine de chercher à le rendre meilleur.

XI.

En descendant de son tilbury dans la cour du Lagny, Raymon sentit le cœur lui manquer. Il allait donc rencontrer sous ce toit qui lui rappelait de si terribles souvenirs ! Ses raisonnements, d’accord avec ses passions, pouvaient lui faire surmonter les mouvements de son cœur, mais non les étouffer, et dans cet instant la sensation du remords était aussi vive que celle du désir.

La première figure qui vint à sa rencontre fut celle de sir Ralph Brown, et il crut, en l’apercevant dans son éternel habit de chasse, flanqué de ses chiens, et grave comme un laird écossais, voir marcher le portrait qu’il avait découvert dans la chambre de madame Delmare. Peu d’instants après vint le colonel, et l’on servit le déjeuner sans qu’Indiana eût paru. Raymon, en traversant le vestibule, en passant devant la salle de billard, en reconnaissant ces lieux qu’il avait aperçus dans des circonstances si différentes, se sentait si mal qu’il se rappelait à peine dans quels desseins il y venait maintenant.

« Décidément, madame Delmare ne veut pas descendre ? dit le colonel à son factotum Lelièvre avec quelque aigreur.

— Madame a mal dormi, répondit Lelièvre, et mademoiselle Noun… (allons, toujours ce diable de nom qui me revient !) mademoiselle Fanny, veux-je dire, m’a répondu que madame reposait maintenant.

— Comment se fait-il donc que je viens de la voir à sa fenêtre ? Fanny s’est trompée. Allez avertir madame que le déjeuner est servi… ; ou plutôt, sir Ralph, mon cher parent, veuillez monter, et voir vous-même si votre cousine est malade pour tout de bon. »

Si le nom malheureux échappé par habitude au domestique avait fait passer un frisson douloureux dans les nerfs de Raymon, l’expédient du colonel leur communiqua une étrange sensation de colère et de jalousie.

« Dans sa chambre ! pensa-t-il. Il ne se borne pas à y placer son portrait, il l’y envoie en personne. Cet Anglais a ici des droits que le mari lui-même semble n’oser pas s’attribuer. »

M. Delmare, comme s’il eût deviné les réflexions de Raymon :

« Que cela ne vous étonne pas, dit-il : M. Brown est le médecin de la maison ; et puis c’est notre cousin, un brave garçon que nous aimons de tout notre cœur. »

Ralph resta bien absent dix minutes. Raymon était distrait, mal à l’aise. Il ne mangeait pas, il regardait souvent la porte. Enfin l’Anglais reparut.

« Indiana n’est réellement pas bien, dit-il ; je lui ai prescrit de se recoucher. »

Il se mit à table d’un air tranquille, et mangea d’un robuste appétit. Le colonel fit de même.

« Décidément, pensa Raymon, c’est un prétexte pour ne pas me voir. Ces deux hommes n’y croient pas, et le mari est plus mécontent que tourmenté de l’état de sa femme. C’est bien, mes affaires marchent mieux que je ne l’espérais. »

La difficulté ranima sa volonté, et l’image de Noun s’effaça de ces sombres lambris, qui, au premier abord, l’avaient glacé de terreur. Bientôt il n’y vit plus errer que la forme légère de madame Delmare. Au salon, il s’assit à son métier, examina (tout en causant et en jouant la préoccupation) les fleurs de sa broderie, toucha toutes les soies, respira le parfum que ses petits doigts y avaient laissé. Il avait déjà vu cet ouvrage dans la chambre d’Indiana ; alors il était à peine commencé, maintenant il était couvert de fleurs écloses sous le souffle de la fièvre, arrosées des larmes de chaque jour. Raymon sentit les siennes venir au bord de ses paupières, et, par je ne sais quelle sympathie, levant tristement les yeux sur l’horizon qu’Indiana avait l’habitude mélancolique de contempler, il aperçut de loin les murailles blanches de Cercy, qui se détachaient sur un fond de terres brunes.

La voix du colonel le réveilla en sursaut.

« Allons, mon honnête voisin, lui dit-il, il est temps de m’acquitter envers vous et de tenir mes promesses. La fabrique est en plein mouvement, et les ouvriers sont tous à la besogne. Voici des crayons et du papier, afin que vous puissiez prendre des notes. »

Raymon suivit le colonel, examina la fabrique d’un air empressé et curieux, fit des observations qui prouvèrent que les sciences chimiques et la mécanique lui étaient