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INDIANA.

toisie comme de la seconde : elle servit de masque aux antipathies, et leur apprit à combattre sans scandale et sans bruit. Il faut dire pourtant, à la décharge des jeunes hommes de cette époque, qu’ils furent souvent remorqués comme de légères embarcations par les gros navires, sans trop savoir où on les conduisait, joyeux et fiers qu’ils étaient de fendre les flots et d’enfler leurs voiles nouvelles.

Placé par sa naissance et sa fortune parmi les partisans de la royauté absolue, Raymon sacrifia aux idées jeunes de son temps en s’attachant religieusement à la Charte : du moins ce fut là ce qu’il crut faire et ce qu’il s’efforça de prouver. Mais les conventions tombées en désuétude sont sujettes à interprétation, et il en était déjà de la Charte de Louis xviii comme de l’Évangile de Jésus-Christ ; ce n’était plus qu’un texte sur lequel chacun s’exerçait à l’éloquence, sans qu’un discours tirât plus à conséquence qu’un sermon. Époque de luxe et d’indolence, où, sur le bord d’un abîme sans fond, la civilisation s’endormait, avide de jouir de ses derniers plaisirs.

Raymon s’était donc placé sur cette espèce de ligne mitoyenne entre l’abus du pouvoir et celui de la licence, terrain mouvant où les gens de bien cherchaient encore, mais en vain, un abri contre la tourmente qui se préparait. À lui, comme à bien d’autres cerveaux sans expérience, le rôle de publiciste consciencieux semblait possible encore. Erreur dans un temps où l’on ne feignait de déférer à la voix de la raison que pour l’étouffer plus sûrement de part et d’autre. Homme sans passions politiques, Raymon croyait être sans intérêt, et il se trompait lui-même ; car la société, organisée comme elle l’était alors, lui était favorable et avantageuse ; elle ne pouvait pas être dérangée sans que la somme de son bien-être fût diminuée, et c’est un merveilleux enseignement à la modération que cette parfaite quiétude de situation qui se communique à la pensée. Quel homme est assez ingrat envers la Providence pour lui reprocher le malheur des autres, si pour lui elle n’a eu que des sourires et des bienfaits ? Comment eût-on pu persuader à ces jeunes appuis de la monarchie constitutionnelle que la constitution était déjà vieille, qu’elle pesait sur le corps social et le fatiguait, lorsqu’ils la trouvaient légère pour eux-mêmes et n’en recueillaient que les avantages ? Qui croit à la misère qu’il ne connaît pas ?

Rien n’est si facile et si commun que de se duper soi-même quand on ne manque pas d’esprit et quand on connaît bien toutes les finesses de la langue. C’est une reine prostituée qui descend et s’élève à tous les rôles, qui se déguise, se pare, se dissimule et s’efface ; c’est une plaideuse qui a réponse à tout, qui a toujours tout prévu, et qui prend mille formes pour avoir raison. Le plus honnête des hommes est celui qui pense et qui agit le mieux, mais le plus puissant est celui qui sait le mieux écrire et parler.

Dispensé par sa fortune d’écrire pour de l’argent, Raymon écrivait par goût et (disait-il de bonne foi) par devoir. Cette rare faculté qu’il possédait de réfuter par le talent la vérité positive, en avait fait un homme précieux au ministère, qu’il servait bien plus par ses résistances impartiales que ne le faisaient ses créatures par leur dévouement aveugle ; précieux encore plus à ce monde élégant et jeune qui voulait bien abjurer les ridicules de ses anciens privilèges, mais qui voulait aussi conserver le bénéfice de ses avantages présents.

C’étaient des hommes d’un grand talent en effet que ceux qui retenaient encore la société près de crouler dans l’abîme, et qui, suspendus eux-mêmes entre deux écueils, luttaient avec calme et aisance contre la rude vérité qui allait les engloutir. Réussir de la sorte à se faire une conviction contre toute espèce de vraisemblance et à la faire prévaloir quelque temps parmi les hommes sans conviction aucune, c’est l’art qui confond le plus et qui surpasse toutes les facultés d’un esprit rude et grossier qui n’a pas étudié les vérités de rechange.

Raymon ne fut donc pas plus tôt rentré dans ce monde, son élément et sa patrie, qu’il en ressentit les influences vitales et excitantes. Les petits intérêts d’amour qui l’avaient préoccupé s’effacèrent un instant devant des intérêts plus larges et plus brillants. Il y porta la même hardiesse, les mêmes ardeurs ; et quand il se vit recherché plus que jamais par ce que Paris avait de plus distingué, il sentit que plus que jamais il aimait la vie. Était-il coupable d’oublier un secret remords pour recueillir la récompense méritée des services rendus à son pays ? Il sentait dans son cœur jeune, dans sa tête active, dans tout son être vivace et robuste, la vie déborder par tous les pores, la destinée le faisant heureux malgré lui ; et alors il demandait pardon à une ombre irritée, qui venait quelquefois gémir dans ses rêves, d’avoir cherché dans l’attachement des vivants un appui contre les terreurs de la tombe.

Il n’eut pas plus tôt repris à la vie, qu’il sentit, comme par le passé, le besoin de mêler des pensées d’amour et des projets d’aventures à ses méditations politiques, à ses rêves d’ambition et de philosophie. Je dis ambition, non pas celle des honneurs et de l’argent, dont il n’avait que faire, mais celle de la réputation et de la popularité aristocratique.

Il avait d’abord désespéré de revoir jamais madame Delmare après le tragique dénoûment de sa double intrigue. Mais tout en mesurant l’étendue de sa perte, tout en couvant par la pensée le trésor qui lui échappait, l’espoir lui vint de le ressaisir, et en même temps la volonté et la confiance. Il calcula les obstacles qu’il rencontrerait, et comprit que les plus difficiles à vaincre au commencement viendraient d’Indiana elle-même ; il fallait donc faire protéger l’attaque par le mari. Ce n’était pas une idée neuve, mais elle était sûre ; les maris jaloux sont particulièrement propres à ce genre de service.

Quinze jours après que cette idée fut conçue, Raymon était sur la route de Lagny, où on l’attendait à déjeuner. Vous n’exigez pas que je vous dise matériellement par quels services adroitement rendus il avait trouvé le moyen de se rendre agréable à M. Delmare ; j’aime mieux, puisque je suis en train de vous révéler les traits des personnages de cette histoire, vous esquisser vite ceux du colonel.

Savez-vous ce qu’en province on appelle un honnête homme ? C’est celui qui n’empiète pas sur le champ de son voisin, qui n’exige pas de ses débiteurs un sou de plus qu’ils ne lui doivent, qui ôte son chapeau à tout individu qui le salue ; c’est celui qui ne viole pas les filles sur la voie publique, qui ne met le feu à la grange de personne, qui ne détrousse pas les passants au coin de son parc. Pourvu qu’il respecte religieusement la vie et la bourse de ses concitoyens, on ne lui demande pas compte d’autre chose. Il peut battre sa femme, maltraiter ses gens, ruiner ses enfants, cela ne regarde personne. La société ne condamne que les actes qui lui sont nuisibles ; la vie privée n’est pas de son ressort.

Telle était la morale de M. Delmare. Il n’avait jamais étudié d’autre Contrat social que celui-ci : Chacun chez soi. Il traitait toutes les délicatesses du cœur de puérilités féminines et de subtilités sentimentales. Homme sans esprit, sans tact et sans éducation, il jouissait d’une considération plus solide que celle qu’on obtient par les talents et la bonté. Il avait de larges épaules, un vigoureux poignet ; il maniait parfaitement le sabre et l’épée, et avec cela il possédait une susceptibilité ombrageuse. Comme il ne comprenait pas toujours la plaisanterie, il était sans cesse préoccupé de l’idée qu’on se moquait de lui. Incapable d’y répondre d’une manière convenable, il n’avait qu’un moyen de se défendre : c’était d’imposer silence par des menaces. Ses épigrammes favorites roulaient toujours sur des coups de bâton à donner et des affaires d’honneur à vider ; moyennant quoi, la province accompagnait toujours son nom de l’épithète de brave, parce que la bravoure militaire est apparemment d’avoir de larges épaules, de grandes moustaches, de jurer fort, et de mettre l’épée à la main pour la moindre affaire.

Dieu me préserve de croire que la vie des camps abrutisse tous les hommes ! mais vous me permettrez de penser qu’il faut un grand fonds de savoir-vivre pour résister à ces habitudes de domination passives et brutales. Si