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INDIANA.

et lorsqu’il voulut lui prendre la main, elle avait déjà disparu. Il l’appela à voix basse, car il voulait savoir son sort ; mais elle ne lui répondit pas, et le jardinier paraissant lui dit :

« Allons, Monsieur, retirez-vous ; madame est arrivée, et l’on pourrait vous découvrir. »

Raymon s’éloigna la mort dans l’âme ; mais, dans sa douleur d’avoir offensé madame Delmare, il oubliait presque Noun et ne songeait qu’aux moyens d’apaiser la première ; car il était dans sa nature de s’irriter des obstacles et de ne jamais s’attacher passionnément qu’aux choses presque désespérées.

Le soir, lorsque madame Delmare, après avoir soupé silencieusement avec sir Ralph, se retira dans son appartement, Noun ne vint pas, comme à l’ordinaire, pour la déshabiller ; elle la sonna vainement, et, quand elle pensa que c’était une résistance marquée, elle ferma sa porte et se coucha : mais elle passa une nuit affreuse, et dès que le jour fut levé, elle descendit dans le parc. Elle avait la fièvre ; elle avait besoin de sentir le froid la pénétrer et calmer le feu qui dévorait sa poitrine. La veille encore, à pareille heure, elle était heureuse, en s’abandonnant à la nouveauté de cet amour enivrant ; en vingt-quatre heures quelles affreuses déceptions ! D’abord la nouvelle du retour de son mari plusieurs jours plus tôt qu’elle n’y comptait ; ces quatre ou cinq jours qu’elle avait espéré passer à Paris, c’était pour elle toute une vie de bonheur qui ne devait pas finir, tout un rêve d’amour que le réveil ne devait jamais interrompre ; mais dès le matin il avait fallu y renoncer, reprendre le joug, et revenir au-devant du maître, afin qu’il ne rencontrât pas Raymon chez madame de Carvajal ; car Indiana croyait qu’il lui serait impossible de tromper son mari s’il la voyait en présence de Raymon. Et puis ce Raymon qu’elle aimait comme un Dieu, c’était par lui qu’elle se voyait outragée bassement ! Enfin la compagne de sa vie, cette jeune créole qu’elle chérissait, se trouvait tout à coup indigne de sa confiance et de son estime !

Madame Delmare avait pleuré toute la nuit ; elle se laissa tomber sur le gazon, encore blanchi par la gelée du matin, au bord de la petite rivière qui traversait le parc. On était à la fin de mars, la nature commençait à se réveiller ; la matinée quoique froide, n’était pas sans charme ; des flocons de brouillard dormaient encore sur l’eau comme une écharpe flottante, et les oiseaux essayaient leurs premiers chants d’amour et de printemps.

Indiana se sentit soulagée, et un sentiment religieux s’empara de son âme.

« C’est Dieu qui l’a voulu ainsi, dit-elle ; sa providence m’a rudement éclairée, mais c’est un bonheur pour moi. Cet homme m’eût peut-être entraînée dans le vice, il m’eût perdue ; au lieu qu’à présent la bassesse de ses sentiments m’est dévoilée, et je serai en garde contre cette passion orageuse et funeste qui fermentait dans son sein… J’aimerai mon mari… Je tâcherai ! Du moins je lui serai soumise, je le rendrai heureux en ne le contrariant jamais ; tout ce qui peut exciter sa jalousie, je l’éviterai ; car maintenant je sais ce qu’il faut croire de cette éloquence menteuse que les hommes savent dépenser avec nous. Je serai heureuse, peut-être, si Dieu prend pitié de mes douleurs, et s’il m’envoie bientôt la mort… »

Le bruit du moulin qui mettait en mouvement la fabrique de M. Delmare commençait à se faire entendre derrière les saules de l’autre rive. La rivière, s’élançant dans les écluses que l’on venait d’ouvrir, s’agitait déjà à sa surface ; et comme madame Delmare suivait d’un œil mélancolique le cours plus rapide de l’eau, elle vit flotter, entre les roseaux, comme un monceau d’étoffes que le courant s’efforçait d’entraîner. Elle se leva, se pencha sur l’eau, et vit distinctement les vêtements d’une femme, des vêtements qu’elle connaissait trop bien. L’épouvante la rendait immobile ; mais l’eau marchait toujours, tirant lentement un cadavre hors des joncs où il s’était arrêté, et l’amenant vers madame Delmare…

Un cri déchirant attira en ce lieu les ouvriers de la fabrique ; madame Delmare était évanouie sur la rive, et le cadavre de Noun flottait sur l’eau, devant elle.

DEUXIÈME PARTIE.

IX.

Deux mois se sont écoulés. Il n’y a rien de changé au Lagny, dans cette maison où je vous ai fait entrer par un soir d’hiver, si ce n’est que le printemps fleurit autour de ses murs rouges encadrés de pierres grises, et de ses ardoises jaunies par une mousse séculaire. La famille, éparse, jouit de la douceur et des parfums de la soirée ; le soleil couchant dore les vitres, et le bruit de la fabrique se mêle au bruit de la ferme. M. Delmare, assis sur les marches du perron, le fusil à la main, s’exerce à tuer des hirondelles au vol. Indiana assise à son métier près de la fenêtre du salon, se penche de temps en temps pour regarder tristement dans la cour le cruel divertissement du colonel. Ophélia bondit, aboie et s’indigne d’une chasse si contraire à ses habitudes ; et sir Ralph, à cheval sur la rampe de pierre, fume un cigare et, comme à l’ordinaire, regarde d’un œil impassible le plaisir ou la contrariété d’autrui.

« Indiana ! cria le colonel en posant son fusil, quittez donc votre ouvrage ; vous vous fatiguez comme si vous étiez payée à tant par heure.

— Il fait encore grand jour, répondit madame Delmare.

— N’importe, venez donc à la fenêtre, j’ai quelque chose à vous dire. »

Indiana obéit, et le colonel, se rapprochant de la fenêtre qui était presque au rez-de-chaussée, lui dit d’un air badin, comme peut l’avoir un mari vieux et jaloux :

« Puisque vous avez bien travaillé aujourd’hui et que vous êtes bien sage, je vais vous dire quelque chose qui vous fera plaisir. »

Madame Delmare s’efforça de sourire ; ce sourire eût fait le désespoir d’un homme plus délicat que le colonel.

« Vous saurez donc, continua-t-il, que, pour vous désennuyer, j’ai invité à déjeuner pour demain un de vos humbles adorateurs. Vous allez me demander lequel ; car vous en avez, friponne, une assez jolie collection…

— C’est peut-être notre bon vieux curé ? dit madame Delmare, que la gaieté de son mari rendait toujours plus triste.

— Oh ! pas du tout !

— Alors c’est le maire de Chailly ou le vieux notaire de Fontainebleau !

— Ruse de femme ! Vous savez fort bien que ce ne sont pas ces gens-là. Allons, Ralph, dites à madame le nom qu’elle a sur le bout des lèvres, mais qu’elle ne veut pas prononcer elle-même.

— Il ne faut pas tant de préparations pour lui annoncer M. de Ramière, dit tranquillement sir Ralph en jetant son cigare ; je suppose que cela lui est fort indifférent. »

Madame Delmare sentit le sang lui monter au visage ; elle feignit de chercher quelque chose dans le salon, et revenant avec un maintien aussi calme qu’elle put se le composer :

« J’imagine que c’est une plaisanterie, dit-elle en tremblant de tous ses membres.

— C’est fort sérieux, au contraire ; vous le verrez ici demain à onze heures.

— Comment ! cet homme qui s’est introduit chez vous pour s’emparer de votre découverte, et que vous avez failli tuer comme un malfaiteur ?… Vous êtes bien pacifiques l’un et l’autre, d’oublier de pareils griefs !

— Vous m’avez donné l’exemple, ma très-chère, en l’accueillant fort bien chez votre tante, où il vous a rendu visite… »

Indiana pâlit.

« Je ne m’attribue nullement cette visite, dit-elle avec empressement, et j’en suis si peu flattée, qu’à votre place je ne le recevrais pas.

— Vous êtes toutes menteuses et rusées pour le plaisir