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INDIANA.

Dieu m’eût choisie, si Dieu n’oubliait parfois ses promesses. Mais que nous importent les hommes et les lois, si je t’aime encore aux bras d’un autre, si tu peux encore m’aimer, maudit et malheureux comme je suis de t’avoir perdue ! Vois-tu, Indiana, tu m’appartiens, tu es la moitié de mon âme, qui cherchait depuis longtemps à rejoindre l’autre. Quand tu rêvais d’un ami à l’île Bourbon, c’était de moi que tu rêvais ; quand au nom d’époux un doux frisson de crainte et d’espoir passait dans ton âme, c’est que je devais être ton époux. Ne me reconnais-tu pas ? ne te semble-t-il pas qu’il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus ? Ne t’ai-je pas reconnu, ange, lorsque tu étanchais mon sang avec ton voile, lorsque tu plaçais ta main sur mon cœur éteint pour y ramener la chaleur et la vie ! Ah ! je m’en souviens bien, moi. Quand j’ouvris les yeux, je me dis : « La voilà ! c’est ainsi qu’elle était dans tous mes rêves, blanche, mélancolique et bienfaisante. C’est mon bien, à moi, c’est elle qui doit m’abreuver de félicités inconnues. » Et déjà la vie physique que je venais de retrouver était ton ouvrage. Car ce ne sont pas des circonstances vulgaires qui nous ont réunis, vois-tu ; ce n’est ni le hasard ni le caprice, c’est la fatalité, c’est la mort, qui m’ont ouvert les portes de cette vie nouvelle. C’est ton mari, c’est ton maître qui, obéissant à son destin, m’a apporté tout sanglant dans sa main, et qui m’a jeté à tes pieds en te disant : « Voilà pour vous. » Et maintenant, rien ne peut nous désunir…

— Lui, peut nous désunir ! interrompit vivement madame Delmare, qui, s’abandonnant aux transports de son amant, l’écoutait avec délices. Hélas ! hélas ! vous ne le connaissez pas ; c’est un homme qui ne pratique pas le pardon, un homme qu’on ne trompe pas. Raymon, il vous tuera !… »

Elle se cacha dans son sein en pleurant. Raymon, l’étreignant avec passion :

« Qu’il vienne, s’écria-t-il, qu’il vienne m’arracher cet instant de bonheur ! Je le défie ! Reste là, Indiana, reste contre mon cœur, c’est là ton refuge et ton abri. Aime-moi, et je serai invulnérable. Tu sais bien qu’il n’est pas au pouvoir de cet homme de me tuer ; j’ai déjà été sans défense exposé à ses coups. Mais toi, mon bon ange, tu planais sur moi, et tes ailes m’ont protégé. Va, ne crains rien ; nous saurons bien détourner sa colère ; et maintenant je n’ai pas même peur pour toi, car je serai là. Moi aussi, quand ce maître voudra t’opprimer, je te protégerai contre lui. Je t’arracherai, s’il le faut, à sa loi cruelle. Veux-tu que je le tue ? Dis-moi que tu m’aimes, et je serai son meurtrier si tu le condamnes à mourir…

— Vous me faites frémir ; taisez-vous ! Si vous voulez tuer quelqu’un, tuez-moi ; car j’ai vécu tout un jour, et je ne désire plus rien…

— Meurs donc, mais que ce soit de bonheur, » s’écria Raymon en imprimant ses lèvres sur celles d’Indiana.

Mais c’était un trop rude orage pour une plante si faible ; elle pâlit, et, portant la main à son cœur, elle perdit connaissance.

D’abord Raymon crut que ses caresses rappelleraient le sang dans ses veines glacées ; mais il couvrit en vain ses mains de baisers, il l’appela en vain des plus doux noms. Ce n’était pas un évanouissement volontaire comme on en voit tant. Madame Delmare, sérieusement malade depuis longtemps, était sujette à des spasmes nerveux qui duraient des heures entières. Raymon, désespéré, fut réduit à appeler du secours. Il sonne ; une femme de chambre paraît ; mais le flacon qu’elle apportait s’échappe de ses mains et un cri de sa poitrine, en reconnaissant Raymon. Celui-ci, retrouvant aussitôt toute sa présence d’esprit, s’approche de son oreille :

« Silence, Noun ! je savais que tu étais ici, j’y venais pour toi ; je ne m’attendais pas à y trouver ta maîtresse, que je croyais au bal. En pénétrant ici, je l’ai effrayée, elle s’est évanouie ; sois prudente, je me retire. »

Raymon s’enfuit, laissant chacune de ces deux femmes dépositaire d’un secret qui devait porter le désespoir dans l’âme de l’autre.

VII.

Le lendemain Raymon reçut à son réveil une seconde lettre de Noun. Celle-là, il ne la rejeta point avec dédain ; il l’ouvrit au contraire avec empressement : elle pouvait lui parler de madame Delmare. Il en était question en effet ; mais dans quel embarras cette complication d’intrigues jetait Raymon ! Le secret de la jeune fille devenait impossible à cacher. Déjà la souffrance et l’effroi avaient maigri ses joues ; madame Delmare s’apercevait de cet état maladif sans en pénétrer la cause. Noun craignait la sévérité du colonel, mais plus encore la douceur de sa maîtresse. Elle savait bien qu’elle obtiendrait son pardon ; mais elle se mourait de honte et de douleur d’être forcée à cet aveu. Qu’allait-elle devenir si Raymon ne prenait soin de la soustraire aux humiliations qui devaient l’accabler ! Il fallait qu’il s’occupât d’elle enfin, ou elle allait se jeter aux pieds de madame Delmare et lui tout déclarer.

Cette crainte agit puissamment sur M. de Ramière. Son premier soin fut d’éloigner Noun de sa maîtresse.

« Gardez-vous de parler sans mon aveu, lui répondit-il. Tâchez d’être au Lagny ce soir, j’y serai. »

En s’y rendant il réfléchit à la conduite qu’il devait tenir. Noun avait assez de bon sens pour ne pas compter sur une réparation impossible. Elle n’avait jamais osé prononcer le mot de mariage, et, parce qu’elle était discrète et généreuse, Raymon se croyait moins coupable. Il se disait qu’il ne l’avait point trompée, et que Noun avait dû prévoir son sort plus d’une fois. Ce qui causait l’embarras de Raymon, ce n’était pas d’offrir la moitié de sa fortune à la pauvre fille ; il était prêt à l’enrichir, à prendre d’elle tous les soins que la délicatesse lui suggérait. Ce qui rendait sa situation si pénible, c’était d’être forcé de lui dire qu’il ne l’aimait plus ; car il ne savait pas tromper. Si sa conduite, en ce moment, paraissait double et perfide, son cœur était sincère comme il l’avait toujours été. Il avait aimé Noun avec les sens ; il aimait madame Delmare de toute son âme. Il n’avait menti jusque-là ni à l’une ni à l’autre. Il s’agissait de ne pas commencer à mentir, et Raymon se sentait également incapable d’abuser la pauvre Noun et de lui porter le coup du désespoir. Il fallait choisir entre une lâcheté et une barbarie. Raymon était bien malheureux. Il arriva à la porte du parc du Lagny sans avoir rien décidé.

De son côté, Noun, qui n’espérait peut-être pas une si prompte réponse, avait repris un peu d’espoir.

« Il m’aime encore, se disait-elle, il ne veut pas m’abandonner. Il m’avait un peu oubliée, c’est tout simple ; à Paris, au milieu des fêtes, aimé de toutes les femmes, comme il doit l’être, il s’est laissé entraîner quelques instants loin de la pauvre Indienne. Hélas ! qui suis-je pour qu’il me sacrifie tant de grandes dames plus belles et plus riches que moi ? Qui sait ? se disait-elle naïvement, peut-être que la reine de France est amoureuse de lui. »

À force de penser aux séductions que le luxe devait exercer sur son amant, Noun s’avisa d’un moyen pour lui plaire davantage. Elle se para des atours de sa maîtresse, alluma un grand feu dans la chambre que madame Delmare occupait au Lagny, para la cheminée des plus belles fleurs qu’elle put trouver dans la serre chaude, prépara une collation de fruits et de vins fins, apprêta en un mot toutes les recherches du boudoir auxquelles elle n’avait jamais songé ; et quand elle se regarda dans un grand panneau de glace, elle se rendit justice en se trouvant plus jolie que les fleurs dont elle avait cherché à s’embellir.

« Il m’a souvent répété, se disait-elle, que je n’avais pas besoin de parure pour être belle, et qu’aucune femme de la cour, dans tout l’éclat de ses diamants, ne valait un de mes sourires. Pourtant ces femmes qu’il dédaignait l’occupent maintenant. Voyons, soyons gaie, ayons l’air vif et joyeux ; peut-être que je ressaisirai cette nuit tout l’amour que je lui avais inspiré. »