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INDIANA.

grisonnants, le teint flétri et la rude physionomie du patron ; mais le moins artiste des hommes eût encore préféré l’expression rude et austère de M. Delmare aux traits régulièrement fades du jeune homme. La figure bouffie, gravée en relief sur la plaque de tôle qui occupait le fond de la cheminée, était peut-être moins monotone, avec son regard incessamment fixé sur les tisons ardents, que ne l’était dans la même contemplation le personnage vermeil et blond de cette histoire. Du reste, la vigueur assez dégagée de ses formes, la netteté de ses sourcils bruns, la blancheur polie de son front, le calme de ses yeux limpides, la beauté de ses mains, et jusqu’à la rigoureuse élégance de son costume de chasse, l’eussent fait passer pour un fort beau cavalier aux yeux de toute femme qui eût porté en amour les goûts dits philosophiques d’un autre siècle. Mais peut-être la jeune et timide femme de M. Delmare n’avait-elle jamais encore examiné un homme avec les yeux ; peut-être y avait-il, entre cette femme frêle et souffreteuse et cet homme dormeur et bien mangeant, absence de toute sympathie. Il est certain que l’argus conjugal fatigua son œil de vautour sans surprendre un regard, un souffle, une palpitation entre ces deux êtres si dissemblables. Alors, bien certain de n’avoir pas même un sujet de jalousie pour s’occuper, il retomba dans une tristesse plus profonde qu’auparavant, et enfonça ses mains brusquement jusqu’au fond de ses poches.

La seule figure heureuse et caressante de ce groupe, c’était celle d’un beau chien de chasse de la grande espèce des griffons, qui avait allongé sa tête sur les genoux de l’homme assis. Il était remarquable par sa longue taille, ses larges jarrets velus, son museau effilé comme celui d’un renard, et sa spirituelle physionomie toute hérissée de poils en désordre, au travers desquels deux grands yeux fauves brillaient comme deux topazes. Ces yeux de chien courant, si sanglants et si sombres dans l’ardeur de la chasse, avaient alors un sentiment de mélancolie et de tendresse indéfinissable ; et, lorsque le maître, objet de tout cet amour d’instinct, si supérieur parfois aux affections raisonnées de l’homme, promenait ses doigts dans les soies argentées du beau griffon, les yeux de l’animal étincelaient de plaisir, tandis que sa longue queue balayait l’âtre en cadence, et en éparpillait la cendre sur la marqueterie du parquet.

Il y avait peut-être le sujet d’un tableau à la Rembrandt dans cette scène d’intérieur à demi éclairée par la flamme du foyer. Des lueurs blanches et fugitives inondaient par intervalles l’appartement et les figures, puis, passant au ton rouge de la braise, s’éteignaient par degrés ; la vaste salle s’assombrissait alors dans la même proportion. À chaque tour de sa promenade, M. Delmare, en passant devant le feu, apparaissait comme une ombre et se perdait aussitôt dans les mystérieuses profondeurs du salon. Quelques lames de dorure s’enlevaient çà et là en lumière sur les cadres ovales chargés de couronnes, de médaillons et de rubans de bois, sur les meubles plaqués d’ébène et de cuivre, et jusque sur les corniches déchiquetées de la boiserie. Mais lorsqu’un tison, venant à s’éteindre, cédait son éclat à un autre point embrasé de l’âtre, les objets, lumineux tout à l’heure, rentraient dans l’ombre, et d’autres aspérités brillantes se détachaient de l’obscurité. Ainsi l’on eût pu saisir tour à tour tous les détails du tableau, tantôt la console portée sur trois grands Tritons dorés, tantôt le plafond peint qui représentait un ciel parsemé de nuages et d’étoiles, tantôt les lourdes tentures de damas cramoisi à longues crépines qui se moiraient de reflets satinés, et dont les larges plis semblaient s’agiter en se renvoyant la clarté inconstante.

On eût dit, à voir l’immobilité des deux personnages en relief devant le foyer, qu’ils craignaient de déranger l’immobilité de la scène ; fixes et pétrifiés comme les héros d’un conte de fées, on eût dit que la moindre parole, le plus léger mouvement allait faire écrouler sur eux les murs d’une cité fantastique ; et le maître au front rembruni, qui d’un pas égal coupait seul l’ombre et le silence, ressemblait assez à un sorcier qui les eût tenus sous le charme.

Enfin le griffon, ayant obtenu de son maître un regard de complaisance, céda à la puissance magnétique que la prunelle de l’homme exerce sur celle des animaux intelligents. Il laissa échapper un léger aboiement de tendresse craintive, et jeta ses deux pattes sur les épaules de son bien-aimé avec une souplesse et une grâce inimitables.

« À bas, Ophélia ! à bas ! »

Et le jeune homme adressa en anglais une grave réprimande au docile animal, qui, honteux et repentant, se traîna en rampant vers madame Delmare comme pour lui demander protection. Mais madame Delmare ne sortit point de sa rêverie, et laissa la tête d’Ophélia s’appuyer sur ses deux blanches mains, qu’elle tenait croisées sur son genou, sans lui accorder une caresse.

« Cette chienne est donc tout à fait installée au salon ? dit le colonel, secrètement satisfait de trouver un motif d’humeur pour passer le temps. Au chenil, Ophélia ! allons, dehors, sotte bête ! »

Si quelqu’un alors eût observé de près madame Delmare, il eût pu deviner, dans cette circonstance minime et vulgaire de sa vie privée, le secret douloureux de sa vie entière. Un frisson imperceptible parcourut son corps, et ses mains, qui soutenaient sans y penser la tête de l’animal favori, se crispèrent vivement autour de son cou rude et velu, comme pour le retenir et le préserver. M. Delmare, tirant alors son fouet de chasse de la poche de sa veste, s’avança d’un air menaçant vers la pauvre Ophélia, qui se coucha à ses pieds en fermant les yeux et laissant échapper d’avance des cris de douleur et de crainte. Madame Delmare devint plus pâle encore que de coutume ; son sein se gonfla convulsivement, et, tournant ses grands yeux bleus vers son mari avec une expression d’effroi indéfinissable :

« De grâce, Monsieur, lui dit-elle, ne la tuez pas ! »

Ce peu de mots firent tressaillir le colonel. Un sentiment de chagrin prit la place de ses velléités de colère.

« Ceci, Madame, est un reproche que je comprends fort bien, dit-il, et que vous ne m’avez pas épargné depuis le jour où j’ai eu la vivacité de tuer votre épagneul à la chasse. N’est-ce pas une grande perte ? Un chien qui forçait toujours l’arrêt, et qui s’emportait sur le gibier ! Quelle patience n’eût-il pas lassée ? Au reste, vous ne l’avez tant aimé que depuis sa mort ; auparavant vous n’y preniez pas garde ; mais maintenant que c’est pour vous l’occasion de me blâmer…

— Vous ai-je jamais fait un reproche ? dit madame Delmare avec cette douceur qu’on a par générosité avec les gens qu’on aime, et par égard pour soi-même avec ceux qu’on n’aime pas.

— Je ne dis pas cela, reprit le colonel sur un ton moitié père, moitié mari ; mais il y a dans les larmes de certaines femmes des reproches plus sanglants que dans toutes les imprécations des autres. Morbleu ! Madame, vous savez bien que je n’aime pas à voir pleurer autour de moi…

— Vous ne me voyez jamais pleurer, je pense.

— Eh ! ne vous vois-je pas sans cesse les yeux rouges ! C’est encore pis, ma foi ! »

Pendant cette conversation conjugale, le jeune homme s’était levé et avait fait sortir Ophélia avec le plus grand calme ; puis il revint s’asseoir vis-à-vis de madame Delmare, après avoir allumé une bougie et l’avoir placée sur le manteau de la cheminée.

Il y eut dans cet acte de pur hasard une influence subite sur les dispositions de M. Delmare. Dès que la bougie eut jeté sur sa femme une clarté plus égale et moins vacillante que celle du foyer, il remarqua l’air de souffrance et d’abattement qui, ce soir-là, était répandue sur toute sa personne, son attitude fatiguée, ses longs cheveux bruns pendants sur ses joues amaigries, et une teinte violacée sous ses yeux ternis et échauffés. Il fit quelques tours dans l’appartement ; puis, revenant à sa femme par une transition assez brusque :

« Comment vous trouvez-vous aujourd’hui, Indiana ? lui dit-il avec la maladresse d’un homme dont le cœur et le caractère sont rarement d’accord.

— Comme à l’ordinaire ; je vous remercie, répondit-elle sans témoigner ni surprise ni rancune.