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LES SAUVAGES DE PARIS.

prouver que les petits et les humbles ne sont pas toujours le moins favorisés du ciel.

Mais me voici encore perdu dans une digression d’où j’aurai bien de la peine à revenir habilement au sujet de ma lettre. Habitué à de semblables distractions, tu ne me tiendras pas rigueur, et tu consentiras à être ramené sans transition au chevet de l’Aigle-femelle. Cette pauvre mère désolée a un nouveau sujet de mélancolie dans son ignorance de la langue ioway, qu’elle n’a jamais pu apprendre. Son mari, qui a si facilement appris la langue des Sawks durant sa captivité, est le seul être avec lequel elle puisse échanger ses pensées, et il semble qu’il veuille lui épargner cette solitude de l’âme en ne la quittant pas, et en l’entretenant sans cesse dans le langage de ses pères.

Pour achever ma galerie de portraits, je te parlerai en bloc des trois autres femmes, et en cela je me conformerai à la notion des Indiens, qui semblent considérer la femme comme un être collectif n’ayant guère d’individualité. Ils admettent la polygamie, comme les Orientaux, dans la mesure de leur fortune. Un chef riche a autant de femmes qu’il en peut entretenir et acheter, car chez eux, comme chez nous, l’hymen est un marché. Seulement il est moins déshonorant pour l’Indien, car, au lieu de vendre sa personne et sa liberté pour une dot, c’est lui qui, par des présents au père de sa fiancée, achète la possession de l’objet préféré. Deux chevaux, quelques livres de poudre et de tabac, quelquefois simplement un habit de fabrique américaine, paient assez magnifiquement la main d’une femme. Dès qu’elle est sous la tente de l’époux, elle devient sa servante comme elle était celle de son père : c’est elle qui cultive le champ de maïs, qui plie et dresse la tente, qui la transporte, à l’aide de ses chiens de trait, d’un campement à l’autre, qui fait cuire la chair du daim et du bison, enfin qui taille et orne les vêtements de son maître, sans cesser pour cela de porter son marmot bien ficelé sur une planche, et passé à ses épaules avec une courroie comme une valise. Elles vivent entre elles en bonne intelligence, et, dans la tribu des Ioways, on ne les entend presque jamais se quereller. Cependant, il en est de leurs rares disputes comme de celles des hommes ; il faut qu’elles finissent par du sang, et alors elles se battent à coups de couteau, et même de tomahawk. Les hommes ne sont point jaloux d’elles, ou, s’ils le sont parfois, ce serait une honte de le faire paraître devant les autres hommes. Ainsi, un époux trahi punit sa femme dans le secret du ménage, mais il mange, chasse et chante avec son rival sans jamais lui témoigner ni haine ni ressentiment. Les femmes ioways portent leurs longs cheveux tressés tombant sur le dos, et séparés du front à la nuque par une large raie de vermillon qu’on prendrait de loin pour un ruisseau de sang produit par un coup de hache. Il faut que, dans tous les ajustements de l’Indien, le terrible se mêle à la coquetterie. Elles se peignent aussi la figure avec du vermillon, et leurs vêtements, composés de pantalons et de robes de peaux frangées de petites lanières, que recouvre un manteau de laine, sont d’une chasteté rigoureuse. Ce manteau rouge ou brun, bordé d’une arabesque tranchante, est d’un fort bel effet. Ce n’est en réalité qu’une couverture carrée ; mais, lorsqu’elles dansent, elles le serrent étroitement autour de leur corps, en le retenant avec les mains, qui restent cachées : ainsi serrées, et sautant sur place avec une raideur qui n’a rien de disgracieux, tandis qu’une hache ou un calumet richement orné est fixé dans leur main droite, elles rappellent les figures étrusques des vases ou les hiéroglyphes des papyrus. Leur unique talent est de peindre et de broder des mocassins avec des perles, et des vêtements de peau avec des soies de porc-épic. Elles excellent dans ce dernier art par le goût des dessins, l’heureux assemblage des couleurs et la solidité du travail. Leurs physionomies sont douces et modestes. La tendresse maternelle est très-développée chez elles ; mais en cela elles ne surpassent peut-être pas les hommes, comme les femmes le font chez nous. Le père indien est un être aussi tendre, aussi dévoué, aussi attentif, aussi passionné pour sa progéniture que la mère. Ces sauvages ont du bon, il faut en convenir. Quoi qu’on en dise, nous leur ôtons peut être plus de vertus que de vices en nous mêlant de leur éducation.

Les noms des sqaws sont ici aussi étranges et aussi pittoresques que ceux de leurs époux : c’est le Pigeon qui se rengorge, le Pigeon qui vole, l’Ourse qui marche sur le dos d’une autre, etc.

Maintenant que tu connais toutes ces figures, je te traduirai les discours. Le grand orateur, la Pluie qui marche, s’assit en face de moi avec solennité, car la parole est une solennité chez les Indiens. Leur esprit rêveur est inactif la plupart du temps. Leur langue est restreinte et incomplète comme leurs idées. Ils ne connaissent pas le babil, et peu la conversation. Ils échangent quelques paroles concises pour se faire part de leurs volontés ou de leurs impressions, et quand, au siècle dernier, on faisait chanter au Huron, dans un opéra-comique très goûté,


Messieurs, messieurs, en Huronie,
Chacun parle à son tour,


on était tout à fait dans le vrai. Dans les occasions importantes, chaque chef fait un discours, et durât-il trois heures, jamais il ne serait interrompu ; encore, pour faire ce discours, faut-il être réputé un homme habile dans l’art de parler. Que penseraient nos Indiens s’ils assistaient à nos séances législatives ?

La Pluie qui marche me parla donc ainsi :

« Je suis content de te voir. On nous a parlé de toi, nous avons compris que tu avais beaucoup d’amis, et nous t’estimons pour cela. Tu nous as fait des présents sans nous connaître, nous t’en savons gré. Chez nous, l’usage est de faire des présents à tous ceux que nous allons voir ; nous porterons les tiens dans notre pays, ainsi que tous ceux qu’on nous a faits. Nous mettrons à part ceux qu’on nous a faits en Amérique, ceux qu’on nous a faits en Irlande, ceux qu’on nous a faits en Écosse, ceux qu’on nous a faits en Angleterre, ceux qu’on nous a faits en France, pour faire voir à nos amis comme nous avons été reçus chez les blancs. Nous n’avons pas de maisons, nous n’avons pas de livres, ces présents seront notre histoire. »

Pendant qu’il parlait, il gesticulait sans cesse, avec lenteur et précision, énumérant sur ses doigts les contrées qu’il avait parcourues, montrant le ciel quand il parlait de son pays.

Quand je l’eus remercié de son compliment, il fit signe qu’il avait à parler encore, et recommença à pérorer d’une voix gutturale et en remuant toujours les bras et les mains.

« Nous rendons grâces au grand esprit qui nous permet de nous trouver parmi les Français nos anciens amis et nos anciens alliés. Nous les trouvons plus aimables et plus affectueux que les Anglais. Quand j’étais un petit enfant, mon père m’avait emmené dans les établissements des Anglais, en Amérique. Ils nous faisaient beaucoup de présents et nous avions part à beaucoup de butin. Aussi nous pensions que les Anglais étaient les meilleurs parmi les blancs. Mais nous avons bien compris, depuis, qu’ils ne voulaient que nous tromper et nous tuer tous avec l’eau de feu. Comment nous donneraient-ils la richesse, eux qui, dans leur pays, ont des hommes qui meurent de faim ? Depuis que j’ai vu cela, mes yeux se sont ouverts comme s’ils voyaient pour la première fois la lumière du jour. Nous n’avons eu que du malheur en Angleterre. Nous y avons perdu un de nos frères et un de nos enfants. Heureusement, en France, nous nous portons bien et nous espérons en sortir tous vivants pour retourner dans notre pays où nous raconterons tout ce que nous avons vu et où nos enfants l’apprendront à leurs enfants. »

Nous regardâmes le Petit-Loup. Ses yeux s’étaient remplis de larmes au souvenir de la perte de son enfant, et sa figure, si effrayante dans la danse du scalp, exprimait la plus profonde sensibilité.