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LES SAUVAGES DE PARIS.

et mesurés, ils s’approchent du public, et s’asseyent gravement devant lui. Les artistes s’approchent aussi pour admirer la beauté de leurs formes et la noblesse de leurs traits. Les bonnes âmes, jalouses de faire l’aumône respectueuse d’un peu de plaisir à ces pauvres exilés, leur offrent de petits présents qu’ils reçoivent avec dignité, et sans la moindre jalousie apparente entre eux. Puis on invite le public à les applaudir pour les remercier de leur obligeance, et ces applaudissements, seul langage qu’ils puissent comprendre de nous, ne leur sont pas refusés. On leur tend la main. Les femmes, effrayées d’abord de leur aspect terrible et de l’expression farouche que la danse guerrière donnait à leurs traits, s’enhardissent en voyant leur air naïf, fièrement timide, et ce mélange de tristesse et de confiance qui les rend si touchants. Ils saluent et serrent vigoureusement les mains qui leur sont tendues. Sont-ce là des saltimbanques auxquels on a jeté une obole, et qu’on peut siffler ? Je ne le conseillerais pas aux spectateurs. Armés de leurs lances acérées et de leurs tomahawks redoutables, qu’ils manient avec tant de grâce et de vigueur, et qu’ils font briller, en dansant, sur la tête des spectateurs, ils pourraient bien comprendre l’insulte, et nous montrer qu’on peut admirer la crinière du lion et caresser la robe du tigre, mais qu’il ne faut pas jouer avec les fils du désert comme nous jouons quelquefois si cruellement avec notre semblable. Savent-ils qu’on a acheté ce droit à la porte en entrant ? À coup sûr ils l’ignorent, et s’ils savent qu’on paie, leur sainte naïveté considère ce tribut comme un présent en nature, témoignage de l’hospitalité des blancs. Maintenant l’entrepreneur est-il si coupable envers eux, de les traiter conformément à leurs idées, bien qu’elles soient contraires aux nôtres ? Je ne le crois pas, puisqu’ils sont contents, puisqu’ils sont libres, puisqu’il les associe à des profits qui seuls les mettront à même de se construire ces maisons de briques qu’ils rêvent, et de peupler de taureaux et de brebis ces immenses prairies d’où le daim et le bison s’éloignent ; puisque leur contrat engage l’entrepreneur à les ramener chez eux dès qu’ils le voudront, à partir demain, ce soir, pour l’Amérique, si le mal du pays s’empare d’eux ; puisque enfin l’autorisation que M. Mélody a reçue de son gouvernement est fondée en termes exprès sur son caractère éprouvé de moralité, et sur la certitude que donne ce caractère, du traitement paternel réservé aux Indiens voyageurs.

Il est bien vrai pourtant que souvent ils ont de la tristesse et un violent désir de retourner dans leurs solitudes ; mais l’assurance que rien ne les retient malgré eux leur donne le courage de persévérer le temps nécessaire. Dans leurs moments de loisir, ils reçoivent des visites et se font expliquer par Jeffrey, l’intelligent interprète qui ne les quitte jamais, tout ce qu’ils voient et entendent. Tous les jours M. Wattemare fils consacre deux heures à leur faire un cours d’histoire élémentaire, et il m’a assuré qu’ils l’écoutaient toujours avec intelligence, souvent avec enthousiasme. Le récit des guerres fameuses les passionne ; ils commencent à en comprendre les causes et les résultats ; mais je t’avoue qu’ils ne sont pas encore assez philosophes pour avoir conçu quelque chose de plus grand et de plus beau que l’histoire de Napoléon. C’est déjà beaucoup pour des sauvages, mais probablement ce n’est pas assez pour des peuples belliqueux qui sentent la nécessité de renoncer à la guerre.

C’est donc un spectacle bizarre, bien nouveau pour nous autres badauds de Paris, et fait pour passionner nos artistes, que celui que nous pouvons voir deux fois par jour à la salle Valentino. Au premier aspect, j’éprouvai pour mon compte l’émotion la plus violente et la plus pénible que jamais pantomime m’ait causée. Je venais de voir tous les objets effrayants que renferme le musée Catlin, des casse-têtes primitifs auquels ont succédé maintenant des hachettes de fer fabriquées par les blancs, mais qui, dans le principe, étaient faites d’un gros caillou enchâssé dans un manche de bois ; des crânes aplatis et difformes étalés sur une table, dont plusieurs portaient la trace du scalp, des dépouilles sanglantes, des masques repoussants, des peintures représentant les scènes hideuses de l’initiation aux mystères, des supplices, des tortures, des chasses homériques, des combats meurtriers ; enfin, tous les témoignages et toutes les scènes effroyablement dramatiques de la vie sauvage ; et surtout ces portraits dont l’accoutrement fantastique est varié à l’infini et fait passer la face humaine par toutes les ressemblances possibles avec les animaux féroces. Quand un bruit de grelots qui semblait annoncer l’approche d’un troupeau m’avertit de courir prendre ma place, j’étais tout disposé à l’épouvante, et lorsque je vis apparaître en chair et en os ces figures peintes, les unes en rouge de sang, comme si on les eût vues à travers la flamme, les autres d’un blanc livide avec des yeux bordés d’écarlate, d’autres grillagées de vert et de jaune, d’autres enfin mi-parties de rouge et de bleu, ou portant sur leur fond naturel couleur de bronze l’empreinte d’une main d’azur, toutes surmontées de plumes d’aigle, et de crinières de crin ; ces corps demi-nus, magnifiques modèles de statuaire, mais bariolés aussi de peintures, et chargés de colliers et de bracelets de métal ; ces colliers de griffes d’ours qui semblent déchirer la poitrine de ceux qui les portent, ces manteaux de peaux de bisons et de loups blancs avec des queues qui flottent et qui semblent appartenir à l’homme, ces boucliers et ces lances garnies de chevelures et de dents humaines, la peur me prit, je l’avoue, et l’imagination me transporta au milieu des plus lugubres scènes du Dernier des Mohicans. Ce fut bien autre chose quand la musique sauvage donna le signal de la danse guerrière de l’approche. Trois Indiens s’assirent par terre ; l’un frappait un tambourin garni de peaux, qui rendait un son mat et lugubre, l’autre agitait une calebasse remplie de graines, le troisième raclait lentement deux morceaux de bois dentelés l’un contre l’autre ; puis, des voix gutturales qui semblaient n’avoir rien d’humain, entonnèrent un grognement sourd et cadencé, et un guerrier, qui me sembla gigantesque sous son accoutrement terrible, s’élança, agitant tour à tour sa lance, son arc, son casse-tête, son fouet, son bouclier, son aigrette, son manteau, enfin tout l’attirail échevelé et compliqué du costume de guerre. Les autres le suivirent ; ceux qui jetèrent leurs manteaux et montrèrent leurs poitrines haletantes et leurs bras souples comme des serpents, furent plus effrayants encore. Une sorte de rage délirante semblait les transporter ; des cris rauques, des aboiements, des rugissements, des sifflements aigus, et ce cri de guerre que l’Indien produit en mettant ses doigts sur ses lèvres, et qui, répété au loin dans les déserts, glace d’effroi le voyageur égaré, interrompaient le chant, se pressaient et se confondaient dans un concert infernal. Une sueur froide me gagna, je crus que j’allais assister à une opération réelle du scalp sur quelque ennemi renversé, ou à quelque scène de torture plus horrible encore. Je ne voyais plus, de tout ce qui était devant moi, que les redoutables acteurs, et mon cerveau les plaçait dans leur véritable cadre, sous des arbres antiques, à la lueur d’un feu qui allait consumer la chair des victimes, loin de tout secours humain ; car ce n’étaient plus des hommes que je voyais, mais les démons du désert, plus dangereux et plus implacables que les loups et les ours, parmi lesquels j’aurais volontiers cherché un refuge. L’insouciant public parisien, qui s’amuse avant de s’étonner, riait autour de moi, et ces rires me semblaient ceux des esprits de ténèbres. Je ne revins à la raison que lorsque la danse cessa et que les Indiens reprirent, comme par miracle, cette expression de bonhomie et de cordialité qui en fait des hommes en apparence meilleurs que nous. Malgré sa gaieté, le public avait, je pense, un peu passé par les mêmes émotions que moi ; car, à l’empressement qu’il mettait à serrer la main des scalpeurs, on eût dit qu’il cherchait à se familiariser avec des objets de terreur, mais qu’il ne demandait pas mieux que de s’assurer des rapports de bonne intelligence avec messieurs les sauvages. Je fis comme le public, c’est-à-dire que je me rassurai au point de vouloir lier connaissance avec la tribu, et même j’osai pénétrer dans leur intérieur avec mes enfants, sans trop de crainte de les voir dévorer. Cette