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me laissais vaincre par le sommeil. Et alors, en effet, le sommeil m’a vaincu. Cinq minutes peut-être, pas davantage, car le jour n’avait fait qu’un progrès insensible pendant ce temps-là. Eh bien ! quand j’ai ouvert les yeux, j’ai cru voir un pan de robe ou de voile noir, qui passait près de moi et disparaissait comme un éclair. Ma main entr’ouverte à mon côté et pendante sur le banc fit un mouvement vague et fort inutile pour saisir cette vision. Mais il y avait dans ma main, ou à côté, je ne sais lequel, un objet que je fis tomber à mes pieds, et que je ramassai aussitôt : c’était cette bague ; savez-vous à qui elle peut appartenir ?

― Une si belle bague ne peut appartenir à personne de la maison, répondit Mila ; mais je crois pourtant la connaître.

― Et moi aussi, je la connais, dit Magnani : elle appartient à la princesse Agathe. Il y a cinq ans que je la vois à son doigt, et elle y était déjà le jour où elle entra chez ma mère.

― C’est une bague qui lui vient de la sienne ; elle me l’a dit, à moi ! Mais comment se trouve-t-elle à votre main aujourd’hui ?

― Je comptais précisément sur vous pour m’expliquer ce prodige, Mila ; c’est là ce que j’avais à vous demander.

― Sur moi ? Et pourquoi donc sur moi ?

― Vous seule ici êtes assez protégée par la princesse pour avoir reçu ce riche présent.

― Et si je l’avais reçu, dit-elle d’un ton moqueur et superbe, vous pensez que je m’en serais dessaisie en votre faveur, maître Magnani ?

― Non, certes, vous n’auriez pas dû le faire, vous ne l’eussiez pas fait ; mais vous auriez pu passer sur la galerie et le laisser tomber, puisque j’étais précisément au dessous de la balustrade.

― Cela n’est point ! Et, d’ailleurs, n’avez-vous pas vu flotter une robe noire à côté de vous ? Est-ce que je suis habillée de noir ?

― J’ai pensé pourtant aussi que vous étiez sortie dans la cour pendant cet instant de sommeil qui m’avait surpris, et que, pour m’en punir ou m’en railler, vous m’aviez fait cette plaisanterie. S’il en est ainsi, Mila, convenez-en, la punition était trop douce, et vous eussiez dû m’arroser le visage, au lieu de réserver l’eau de votre aiguière pour mes liserons. Mais reprenez votre bague, je ne veux pas la garder plus longtemps. Il ne me conviendrait pas de la porter, et je craindrais de la perdre.

― Je vous jure que cette bague ne m’a pas été donnée, que je ne suis pas sortie dans la cour pendant que vous dormiez, et je ne prendrai pas ce qui vous appartient.

― Comme il est impossible que la princesse Agathe soit venue ici ce matin…

― Oh ! certes, cela est impossible ! dit Mila avec un sérieux plein de malice.

― Et pourtant elle y est venue ! dit Magnani, qui crut lire la vérité dans ses yeux brillants. Oui, oui, Mila, elle est venue ici ce matin ! Jesens que vous êtes imprégnée du parfum que ses vêtements exhalent ; ou vous avez touché à sa mantille, ou elle vous a embrassée, il n’y a pas plus d’une heure. »

« Mon Dieu ! pensa la jeune fille, comme il connaît tout ce qui tient à la princesse Agathe ! comme il devine, quand il s’agit d’elle ! Si c’était d’elle qu’il est si amoureux ? Eh bien ! veuille le ciel que cela soit, car elle m’aiderait à le guérir : elle m’aime tant ! »

« Vous ne répondez plus, Mila ? reprit Magnani. Puisque vous êtes devinée, avouez donc.

― Je ne sais pas seulement ce que vous avez dit, répondit-elle ; je pensais à autre chose… à m’en aller !

― Je vais vous y aider ; mais auparavant, je vous prierai de mettre cette bague à votre doigt pour la rendre à madame Agathe, car, à coup sûr, elle l’a perdue en passant près de moi.

― En supposant qu’elle fût venue ici en effet, ce qui est absurde, mon cher voisin, pourquoi ne vous aurait-elle pas fait ce présent ?

― C’est qu’elle doit me connaître assez pour être certaine que je ne l’accepterais pas.

― Vous êtes fier !

― Très-fier, vous l’avez dit, ma chère Mila ! Il n’est au pouvoir de personne de mettre un prix matériel au dévouement que mon âme donne avec joie. Je conçois qu’un grand seigneur présente une chaîne d’or, ou un diamant, à l’artiste qui l’a charmé une heure par son génie, mais je ne comprendrais jamais qu’il entendit payer à prix d’or l’homme du peuple auquel il a cru pouvoir demander une preuve d’affection. D’ailleurs, ce ne serait pas ici le cas. En m’avertissant que votre frère courait un danger, madame Agathe ne faisait que m’indiquer un devoir que j’aurais rempli avec le même zèle, si tout autre m’eût donné le même avis. Il me semble que je suis assez son ami, celui de votre père, et j’oserai dire aussi le vôtre, pour être prêt à veiller, à me battre, et à me faire mettre en prison pour l’un de vous, sans y être excité par qui que ce soit. Vous ne le croyez pas, Mila ?

― Je le crois, mon ami, répondit-elle ; mais je crois aussi que vous interprétez très-mal ce cadeau, si cadeau il y a. Madame Agathe est femme à savoir encore mieux que vous et moi qu’on ne paie pas l’amitié avec de l’argent et des bijoux. Mais elle doit sentir, comme vous et moi, que quand des cœurs amis se réunissent pour s’entr’aider, l’estime et la sympathie augmentent en raison du zèle que chacun y porte. Dans bien des cas, une bague est un gage d’amitié et non le paiement d’un service ; car vous avez rendu service à la princesse en nous protégeant, cela est certain : quoique je ne sache pas comment cela se fait, sa cause est liée à la nôtre, et notre ennemi est le sien. Si vous pensiez à ce que je vous ai dit, vous reconnaîtriez bien que cette bague est moralement précieuse à la princesse, et non pas matériellement, comme vous le dites ; car c’est un joyau qui n’a pas une grande valeur par lui-même.

― Vous m’avez dit qu’il lui venait de sa mère ? dit Magnani ému.

― Et vous avez remarqué vous-même qu’elle la portait toujours ! À votre place, si j’étais sûr que cette bague m’eût été donnée, je ne m’en séparerais jamais. Je ne la porterais pas à mon doigt, où elle fixerait trop l’attention des envieux, mais sur mon cœur, où elle serait comme une relique.

― En ce cas, ma chère Mila, dit Magnani, attendri des soins délicats que prenait cette jeune fille pour adoucir l’amertume de son âme, et pour lui faire accepter avec bonheur le don de sa rivale, reportez-lui cette bague, et, si elle a voulu me la donner en effet, si elle insiste pour que je la garde, je la garderai.

― Et vous la porterez sur votre cœur comme je vous l’ai dit ? demanda Mila en le pénétrant d’un regard plein de courage et d’anxiété. Songez, ajouta-t-elle avec énergie, que c’est le gage d’une sainte patronne ; que la femme dont vous êtes épris, quelle qu’elle soit, ne peut pas mériter que vous lui en fassiez le sacrifice, et qu’il vaudrait mieux jeter ce gage dans la mer que de le profaner par une ingratitude ! »

Magnani fut ébloui du feu qui jaillissait des grands yeux noirs de Mila. Devinait-elle la vérité ? Peut-être ! mais si elle se bornait à pressentir la vénération de Magnani pour celle qui avait sauvé sa mère, elle n’en était pas moins belle et grande, en voulant lui procurer la douceur de croire à l’amitié de cette bonne fée. Il commençait à se sentir gagné par l’ardeur chaste et profonde qu’elle portait cachée dans son cœur, et ce cœur fier et passionné se révélait malgré lui, au milieu de ses efforts pour se vaincre ou se taire.

Un élan de reconnaissance et de tendresse fit plier les genoux de Magnani auprès de la jeune fille.

« Mila, lui dit-il, je sais que la princesse Agathe est une sainte, et j’ignore si mon cœur serait digne de receler une relique d’elle. Mais je sais qu’il n’existe au monde qu’un seul autre cœur auquel je voudrais la confier ; ainsi, soyez tranquille ; aucune femme, si ce n’est vous, ne me paraîtra jamais assez pure pour porter cette