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LE PICCININO.

taisies pour des volontés, et ces volontés pour des droits. De plus, il fut atteint de bonne heure de la maladie des gens heureux, c’est-à-dire de la crainte de n’être pas toujours heureux ; et au milieu de ses progrès, il fut souvent paralysé par la crainte d’échouer. Une vague inquiétude s’empara de lui, et, comme il était naturellement énergique et audacieux, elle le rendit parfois chagrin et irritable…

Mais nous pénétrerons plus avant encore son caractère, en le suivant dans les réflexions qu’il fit lui-même aux portes de Catane, dans la petite chapelle où il venait de s’arrêter.

II.

L’HISTOIRE DU VOYAGEUR.


J’ai oublié de vous dire, et il est urgent que vous sachiez pourquoi, depuis un an, Michel était séparé de son père et de sa sœur.

Quoiqu’il gagnât fort bien sa vie à Rome, et malgré son heureux caractère, Pier-Angelo n’avait jamais pu s’habituer à vivre à l’étranger, loin de sa chère patrie. En véritable insulaire qu’il était, il regardait la Sicile comme une terre privilégiée du ciel sous tous les rapports, et le continent comme un lieu d’exil. Quand les Catanais parlent de ce volcan terrible qui les écrase et les ruine si souvent, ils poussent l’amour du sol jusqu’à dire : Notre Etna. « Ah ! disait Pier-Angelo le jour qu’il passa près des laves du Vésuve, si vous aviez vu notre fameuse lame de Catane ! c’est cela qui est beau et grand ! Vous n’oseriez plus parler des vôtres ! » Il faisait allusion à cette terrible éruption de 1669 qui apporta, au centre même de la ville, un fleuve de feu, et détruisit la moitié de la population et des édifices. La destruction d’Herculanum et de Pompeïa lui semblait une plaisanterie. « Bah ! disait-il avec orgueil, j’ai vu bien d’autres tremblements de terre ! C’est chez nous qu’il faut aller pour savoir ce que c’est ! »

Enfin il soupirait sans cesse après le moment où il pourrait revoir sa chère fournaise et sa bouche d’enfer bien-aimée.

Lorsque Michel et Mila, qui étaient habitués à sa bonne humeur, le voyaient rêveur et abattu, ils s’affligeaient et s’inquiétaient, comme il arrive toujours à l’égard des personnes qui ne sont tristes que par exception. Il avouait alors à ses enfants qu’il pensait à son pays. « Si je n’étais d’une forte santé, leur disait-il, et si je ne me faisais une raison, il y a longtemps que le mal du pays m’aurait fait mourir. »

Mais lorsque ses enfants lui parlaient de retourner en Sicile, il remuait un doigt d’une manière significative, comme pour leur dire : « Je ne puis plus franchir le détroit : je n’échapperais à Charybde que pour tomber dans Scylla. »

Une fois ou deux il lui échappa de leur dire : « Le prince Dionigi est mort depuis longtemps, mais son frère Ieronimo ne l’est pas. » Et quand ses enfants le questionnèrent sur ce qu’il avait à craindre du prince Ieronimo, il remua encore le doigt et ajouta : « Silence là-dessus ! c’est encore trop pour moi que de nommer devant vous ces princes-là. »

Enfin, un jour, Pier-Angelo, travaillant dans un palais de Rome, ramassa une gazette qu’il trouva par terre, et la montrant à Michel qui, au sortir du musée de peinture, était venu le voir. ― « Quel chagrin pour moi, lui dit-il, de ne savoir pas lire ! Je parie qu’il y a là-dedans quelque nouvelle de ma chère Sicile. Tiens, tiens, Michel, qu’est-ce que c’est que ce mot-là ? Je jurerais que c’est le nom de Catane. Oui, oui, je sais lire ce nom ! Eh bien ! regarde, et dis-moi ce qui se passe à Catane, à l’heure qu’il est. »

Michel jeta les yeux sur le journal, et vit qu’il était question d’éclairer les principales rues de Catane au gaz hydrogène.

― Vive Dieu ! s’écria Pier-Angelo ; voir l’Etna à la clarté du gaz ! Que ce sera beau !

Et de joie, il fit sauter son bonnet au plafond.

― Il y a encore une nouvelle, dit le jeune homme en parcourant le journal. « Le cardinal-prince Ieronimo de Palmarosa a été obligé de suspendre l’exercice des fonctions importantes que le gouvernement napolitain lui avait confiées. Son Éminence vient d’être frappée d’une attaque de paralysie qui a fait craindre pour ses jours. En attendant que la science médicale puisse se prononcer sur la situation morale et physique de ce noble personnage, le gouvernement a confié ses fonctions provisoirement à Son Excellence le marquis de… »

― Et que m’importe à qui ? s’écria Pier-Angelo en arrachant le journal des mains de son fils avec un enthousiasme extraordinaire, le prince Ieronimo va rejoindre son frère Dionigi dans la tombe, et nous sommes sauvés !… » Puis, essayant d’épeler lui-même le nom du prince Ieronimo, comme s’il eût craint une méprise de la part de son fils, il lui rendit le papier public, en lui disant de relire bien exactement et bien lentement le paragraphe.

Quand ce fut fait, Pier-Angelo fit un grand signe de croix :

― Ô Providence ! s’écria-t-il, tu as permis que le vieux Pier-Angelo vît l’extinction de ses persécuteurs, et qu’il pût retourner dans sa ville natale ! Michel, embrasse-moi ! cet événement n’a pas moins d’importance pour toi que pour moi-même. Quoi qu’il arrive, mon enfant, souviens-toi que Pier-Angelo Lavoratori a été pour toi un bon père !

― Que voulez-vous dire, mon père ? courez-vous encore quelque danger ? Si vous devez retourner en Sicile, je vous y suivrai.

― Nous parlerons de cela, Michel. En attendant, silence !… Oublie même les paroles qui me sont échappées. »

Deux jours après, Pier-Angelo pliait bagage et partait pour Catane avec sa fille. Il ne voulut pas emmener Michel, quelque instance que ce dernier pût lui faire.

― Non, lui dit-il. Je ne sais pas au juste si je pourrai m’installer à Catane, car je me suis fait lire les gazettes, ce matin encore, et on ne dit point que le cardinal Ieronimo soit mort. On n’en parle point. Un personnage si protégé du gouvernement et si riche ne pourrait ni guérir ni trépasser sans qu’on en fît grand bruit. J’en conclus qu’il respire encore, mais qu’il n’en vaut guère mieux. Son remplaçant par interim est un brave seigneur, bon patriote et ami du peuple. Je n’ai rien à craindre de la police tant que nous aurons affaire à lui. Mais enfin, si par miracle ce prince Ieronimo revenait à la vie et à la santé, il me faudrait revenir ici au plus vite ; et alors à quoi bon t’avoir fait faire ce voyage qui interromprait tes études ?

― Mais, dit Michel, pourquoi ne pas attendre que le sort de ce prince se décide, pour partir vous-même ? Je ne sais pas ce que vous avez à craindre de lui et du séjour de Catane, mon père ; car vous n’avez jamais voulu vous expliquer clairement à cet égard ; mais je suis effrayé de vous voir partir seul avec cette enfant, pour une terre où vous n’êtes pas sûr d’être bien accueilli. Je sais que la police des gouvernements absolus est ombrageuse, tracassière ; et n’eussiez-vous à redouter qu’un emprisonnement momentané, que deviendrait notre petite Mila, seule, dans une ville où vous ne connaissez plus personne ? Laissez-moi vous accompagner, au nom du ciel ! je serai le défenseur et le gardien de Mila, et, quand je vous verrai tranquilles et bien installés, s’il vous plaît de rester en Sicile, je reviendrai reprendre mes études à Rome.

― Oui, Michel, je le sais, et je le comprends, repartit Pier-Angelo. Tu n’as aucun désir de rester en Sicile, et ta jeune ambition s’arrangerait mal du séjour d’une île que tu crois privée des ressources et des monuments de l’art… Tu te trompes ; nous avons de si beaux monuments ! Palerme en fourmille, l’Etna est le plus grand spectacle que la nature puisse offrir à un peintre, et, quant aux peintures, nous en avons. Le Morealèse a rempli notre patrie de chefs-d’œuvre comparables à ceux de Rome et de Florence !…

― Pardon, mon père, dit Michel en souriant. Le Mo-