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LE PICCININO.

aveu joint au souvenir de sa figure enivrée et de son attitude triomphante lorsqu’il était rentré dans le boudoir avec Agathe, jetèrent Michel dans une véritable consternation. Il ne s’était pas cru obligé en conscience de lui dire ce qu’il avait nourri d’illusions, ce qu’il avait cru lire dans certains regards, encore moins ce qu’il avait cru ne pas rêver tout à fait dans la grotte de la Naïade. Il se serait fait même un devoir religieux de le nier de toutes ses forces, si son rival eût pu le soupçonner. Mais tous ses fantômes d’orgueil et de bonheur s’envolaient devant les paroles froides d’Agathe, rapportées d’un ton sec et tranchant par le Piccinino. Il ne restait qu’un point obscur dans sa destinée. C’était l’amitié particulière que la princesse portait à son père et à sa sœur. Mais en quoi pouvait-il s’en attribuer l’honneur ? Il y avait au fond de tout cela une ancienne liaison politique, ou la reconnaissance de quelque service rendu par Pier-Angelo. Son fils en subissait les dangers, en même temps qu’il en partageait les bienfaits. Cette dette de cœur payée, Michel ne pouvait intéresser d’aucune façon particulière la généreuse patronne de sa famille. Les mystères qui l’avaient charmé tombaient dans le domaine de la réalité, et au lieu du doux travail de combattre des illusions charmantes, il lui restait la mortification de les avoir mal combattues et la douleur de ne pouvoir plus les faire renaître.

« Pourquoi serais-je donc jaloux de la joie insolente qui brillait dans les yeux de ce bandit ? se disait-il avec angoisse. Dois-je seulement songer à l’émotion agréable ou pénible que son étrange manière d’être peut causer à la princesse ? Qu’y a-t-il de commun entre elle et moi ? Que suis-je pour elle ? Le fils de Pier-Angelo ! Et lui, cet aventurier audacieux, il est son appui et son sauveur. Il aura bientôt des droits à sa reconnaissance, peut-être à son estime et à son affection ; car il ne tient qu’à lui de les acquérir : il l’aime, et, s’il n’est pas fou, il saura se faire aimer d’une manière quelconque. Et moi, en quoi puis-je mériter qu’elle me distingue ? Que sont les productions novices de mon art, en comparaison des secours énergiques qu’elle réclame ? Il semble qu’elle me regarde comme un enfant, puisqu’au lieu de m’appeler à son aide et de me confier quelque mission importante pour ses intérêts et sa défense personnelle, elle ne m’a même pas cru capable de défendre ma propre vie. Elle m’a jugé si faible ou si timide qu’elle a fait intervenir dans nos dangers communs un étranger, un allié peut-être plus dangereux qu’utile. Ô mon Dieu ! qu’elle est loin, en effet, de me regarder comme un homme ! Pourquoi ne m’a-t-elle pas dit tout simplement : « Ton père et moi sommes menacés par un ennemi ; prends un poignard, laisse là tes pinceaux ; défends ton père ou venge-moi ! » Fra-Angelo me reprochait mon indifférence ; mais, au lieu de m’en corriger, ne me traite-t-on pas comme un enfant dont on a pitié, et dont on sauve les jours sans se soucier plus longtemps de son âme ?

En s’abandonnant à ces tristes réflexions, Michel-Angelo se sentit navré de douleur, et, trouvant devant lui la fleur de cyclamen qui vivait encore dans son verre de Venise, il y laissa tomber une larme brûlante.

XXX.

LE FAUX MOINE.

Mila était restée si étonnée et si alarmée de l’apparition du Piccinino, qu’elle ne pouvait pas dormir non plus. Ce qui l’effrayait, c’était de ne pas entendre parler auprès d’elle, et de ne pouvoir s’assurer que son frère était là. Elle ne voulut point se coucher, et, au bout de peu d’instants, ses réflexions ne servant qu’à redoubler sa terreur, elle se leva et alla ouvrir une autre porte de sa chambre qui donnait sur une galerie couverte, ou plutôt sur un couloir délabré, abrité d’un auvent, et terminé par un escalier qui servait de communication entre son logement et celui des autres habitants de la maison. Jamais Mila n’ouvrait cette porte la nuit ; mais, cette fois, elle sortit sur la galerie, bien décidée à se réfugier auprès de son père et à attendre le jour sur une chaise, dans la chambre de Pier-Angelo.

Mais elle eut à peine fait trois pas, qu’une nouvelle frayeur l’arrêta. Un homme était appuyé contre le mur de la galerie, immobile comme un voleur aux aguets.

Elle allait fuir, lorsqu’une voix lui dit avec précaution : « Mila, est-ce vous ? » Et cet homme faisant un pas vers elle, elle reconnut Magnani.

« N’ayez pas peur, lui dit-il, je veille ici par l’ordre d’une personne qui vous est chère. Sans doute vous savez pourquoi, vous qui m’avez transmis son message ?

― Je sais que mon frère a couru ce soir des dangers, répondit la jeune fille ; mais il paraît que vous n’êtes pas le seul que notre chère princesse ait placé auprès de lui pour sa défense. Il y a dans sa chambre un autre jeune homme que je ne connais pas.

― Je le sais, Mila ; mais ce jeune homme est précisément celui dont on se méfie, et je dois veiller, aussi près que possible, du lieu où il repose, jusqu’à ce qu’il soit sorti.

― Vous êtes cependant bien loin ! dit Mila épouvantée, et mon frère pourrait être assassiné sans que vous pussiez l’entendre d’ici.

― Et que faire ? reprit Magnani. Je n’ai pu me glisser plus près de sa chambre. Il a fermé avec soin l’entrée de l’autre escalier. Je suis là ; j’ai l’oreille ouverte et l’œil aussi, je vous en réponds !

― Je veillerai aussi, dit la jeune fille avec résolution, et vous veillerez près de moi, Magnani. Venez dans ma chambre. Dût-on en médire, si l’on s’en aperçoit, dussent mon père et mon frère me blâmer sévèrement, peu m’importe ! je n’ai peur que de l’homme qui est enfermé avec Michel, ou seul… ; car ils ont mis un matelas devant ma porte, et je ne peux pas savoir si Michel est réellement avec lui. J’ai peur pour Michel, j’ai peur pour moi-même. »

Et elle raconta comment le bandit était entré dans sa chambre, sans que Michel fût à portée apparemment de s’y opposer.

Magnani, ne pouvant s’expliquer des faits si étranges, accepta sans hésiter l’offre de Mila. Il entra chez elle, laissant la porte de la galerie entr’ouverte, afin de se retirer au besoin sans être vu, mais tout prêt à enfoncer la porte de Michel au moindre bruit alarmant.

Quand il eut écouté avec sang-froid et précaution, l’œil et l’oreille collés contre la cloison :

« Soyez tranquille, dit-il à Mila en lui parlant très-bas au fond de sa chambre, ils ne sont pas si bien barricadés que je n’aie pu apercevoir Michel assis devant sa table et paraissant réfléchir. Je n’ai pu distinguer l’autre, mais je vous assure qu’ils ne pourront faire un mouvement que je ne l’entende d’ici, et que leur verrou ne tiendra pas une seconde contre mon poignet. Je suis armé ; n’ayez donc plus peur, ma chère Mila.

― Non, non, je n’ai plus peur, dit-elle ; depuis que vous êtes là, j’ai retrouvé l’usage de ma raison. Avant, j’étais comme folle ; je ne voyais ni n’entendais rien qu’à travers un voile. Vous n’avez donc éprouvé aucun accident, Magnani, couru aucun danger pour vous-même, ce soir ?

― Aucun ; mais que cherchez-vous, Mila ? Vous allez faire du bruit en touchant à ce meuble.

― Non, non, dit-elle. Je prends une arme, moi aussi ; car je me sens devenir brave auprès de vous. »

Et elle lui montra un fuseau de bois d’ébène sculpté et monté en argent, dont la pointe forte et acérée pouvait, au besoin, faire l’office d’un stylet.

« En me le donnant aujourd’hui, ajouta-t-elle, cette bonne princesse ne se doutait pas qu’il servirait peut-être à la défense de mon frère. Mais, dites-moi donc, Magnani, comment la princesse vous a-t-elle reçu, et comment vous a-t-elle expliqué ces mystères qui se passent autour de nous, et auxquels je ne comprends rien ? Nous pouvons bien causer là, tout bas, sur cette porte ; personne ne nous entendra, et cela nous aidera à trouver le temps moins triste et moins long.

Elle s’assit sur la marche extérieure de la porte qui donnait sur la galerie. Magnani s’assit auprès d’elle, prêt à fuir si quelque indiscret s’approchait d’eux, prêt à se