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LE PICCININO.

Avant de se poser complétement en chevalier de la princesse, il voulut en finir avec un reste de méfiance, et cette fois il fut presque naïf en cherchant à s’en guérir.

« La seule faiblesse que je me connaisse, dit-il, c’est la crainte de jouer un rôle ridicule. Le Ninfo voulait me faire jouer un rôle infâme, il en sera puni ; mais si Votre Altesse aimait réellement ce jeune homme… ce jeune homme aurait aussi à se repentir de m’avoir trompé !

― Comment l’entendez-vous ? répondit Agathe en l’amenant dans le rayon de lumière que projetait sur le jardin le lustre de son boudoir ; j’aime réellement Michel-Angelo, Pier-Angelo, Fra-Angelo, comme des amis dévoués et des hommes estimables. Pour les soustraire à l’inimitié d’un scélérat, je donnerais tout l’argent qu’on me demanderait. Mais regardez-moi, capitaine, et regardez ce jeune homme qui rêve derrière cette fenêtre. Trouvez-vous qu’il y ait un rapport possible d’affection impure entre nos âges et nos situations dans la vie ? Vous ne connaissez pas mon caractère. Il n’a jamais été compris de personne. Sera-ce vous enfin qui lui rendrez justice ? Je le souhaite, car je tiens beaucoup à votre estime, et je croirais la mériter fort peu, si j’avais pour cet enfant des sentiments que je craindrais de vous laisser deviner. »

En parlant ainsi, Agathe qui avait quitté le bras du Piccinino, le reprit pour rentrer dans le boudoir ; et le bandit lui sut un tel gré de cette marque d’intimité confiante, dont elle voulait rendre Michel et le marquis témoins jusqu’au bout, qu’il se sentit enivré et comme hors de lui.

XXVIII.

JALOUSIE.

Ni le marquis ni Michel n’avaient entendu un mot de la conversation que nous venons de rapporter. Mais le premier était tranquille et l’autre ne l’était point. Il avait suffi à M. de la Serra de s’assurer que la princesse paraissait calme, pour ne point craindre qu’elle courût un danger immédiat avec le brigand ; tandis que Michel, ne connaissant point le caractère de la signora, souffrait mortellement à l’idée que le Piccinino avait pu sortir, dans ses discours, des bornes du respect. Sa souffrance empira lorsqu’il vit la figure du Piccinino au moment où celui-ci rentra dans le boudoir.

Cette figure, si nonchalante ou si composée à l’ordinaire, était comme illuminée par la confiance et le bonheur. Le petit homme semblait avoir grandi d’une coudée, et ses yeux noirs lançaient des flammes qu’on n’eût jamais cru pouvoir couver dans une tête si froide et si calculatrice.

À peine la princesse, un peu fatiguée d’avoir marché longtemps dans un petit espace, se fut-elle assise sur le divan, où il la reconduisit avec des manières de courtoisie élégante, qu’il se laissa tomber, plutôt qu’il ne s’assit, sur une chaise, à l’autre paroi de l’étroit boudoir, mais en face d’elle, comme s’il se fût installé là pour la contempler à son aise sous le reflet du lustre. En effet, le Piccinino, après avoir savouré, dans le jardin, la suavité de sa voix, le sens flatteur de ses paroles et la souplesse de sa main, voulait, pour compléter les voluptés délicates qu’il goûtait pour la première fois de sa vie, la regarder à loisir, sans effort de langage et sans préoccupation d’esprit. Il tomba donc dans une méditation muette, plus éloquente que Michel ne l’eût souhaité. Il rassasiait ses regards audacieux de la vue de cette femme exquise et charmante qu’il croyait posséder déjà, comme d’un trésor qu’il aurait dérobé et qu’il se donnerait le plaisir de voir briller devant lui.

Ce qui acheva de désespérer le jeune peintre, c’est que, sous l’influence mystérieuse de cette passion envahissante, qui ne faisait que de naître et qui se développait déjà avec la rapidité d’un incendie, le bandit acquérait une séduction étrange. Son exquise beauté se manifestait enfin comme le feu d’une étoile sortant des vapeurs de l’horizon. Ce qu’il y avait d’un peu singulier dans la forme de ses traits, et d’inquiétant dans leur expression voilée, faisait place à un charme subtil, à une expansion dévorante, bien que muette et comme accablée de sa propre ardeur. Il était affaissé sur lui-même et ne posait plus l’indifférence et la distraction. Ses bras pendants, sa poitrine pliée, ses yeux fixes, humides et ravis laissaient voir qu’il était comme brisé par l’explosion d’une force inconnue à lui-même, et comme noyé dans les délices anticipées de son triomphe. Michel eut peur de lui pour la première fois. Il l’eût encore affronté sans crainte dans la sinistre solitude de la Croce del Destatore ; mais là, rayonnant d’une extase inconnue, il semblait trop puissant pour qu’aucune femme pût échapper à la fascination de ce basilic.

Pourtant Agathe ne paraissait point s’en apercevoir, et chaque fois que Michel porta ses regards d’elle au bandit et réciproquement, il la vit brave et franche, ne songeant ni à attaquer ni à se défendre.

« Mes amis, dit-elle après avoir respiré un instant, nous pouvons nous dire bonsoir et nous séparer tranquilles. Je place toute ma confiance dans ce nouvel ami que la Providence, agissant par le génie de Fra-Angelo, vient de nous envoyer. Vous la partagerez, cette confiance, quand vous saurez qu’il connaissait d’avance, et mieux que nous, ce que nous avions à craindre et à espérer.

― Il est vrai que l’aventure est assez piquante, dit le Piccinino, faisant un effort pour sortir de ses rêves ; et il est temps que ce jeune homme sache pourquoi j’ai été pris d’un grand accès de rire lorsqu’il est venu me trouver. Vous en rirez aussi, j’espère, maître Michel-Ange, quand vous apprendrez que vous êtes venu confier votre sort à l’homme qu’on avait prié, une heure auparavant, de vous faire un mauvais parti ; et, si je n’étais prudent et calme dans ces sortes d’affaires, si je m’en rapportais aveuglément aux paroles de ceux qui viennent me consulter, tandis que vous m’engagiez à enlever l’abbé Ninfo de la part de Son Altesse, je me serais emparé de vous et vous aurais jeté dans ma cave, bien garrotté et bâillonné, de la part de l’abbé Ninfo. Je vois à votre air que vous vous seriez bien défendu. Oh ! je sais que vous êtes brave, et je pense que vous êtes plus fort que moi. Vous avez un oncle qui s’est exercé à casser des pierres avec tant de zèle, depuis une vingtaine d’années, qu’il n’a dû rien perdre de la vigueur qui le fit surnommer jadis Bras-de-fer, lorsqu’il faisait un autre métier sur la montagne ; mais, quand il s’agit de haute politique, on prend ses précautions, et je n’avais qu’à remuer une petite cloche pour que ma maison fût cernée par dix hommes déterminés, qui ne vous eussent pas seulement laissé le plaisir de la résistance. »

Après avoir parlé ainsi, en regardant Michel d’un air enjoué, le Piccinino se retourna vers la princesse. Elle avait dissimulé sa pâleur derrière son éventail, et, lorsque le bandit rencontra ses yeux, ils étaient armés d’une tranquillité qui fit tomber les derniers accès de son ironie. Le secret plaisir qu’il éprouvait toujours à effrayer ceux qui se risquaient avec lui disparut devant ce regard de femme, qui semblait lui dire : « Tu ne le feras pas, c’est moi qui te le défends. »

Aussi, donna-t-il à sa physionomie une expression de loyale bienveillance, en disant à Michel :

« Vous voyez bien, mon jeune ami, que j’avais mes raisons pour me faire expliquer l’affaire et ne pas me trop presser. À présent que je vois l’honneur et la vérité d’un côté, l’infamie et le mensonge de l’autre, mon choix est fait, et vous pouvez dormir sur les deux oreilles. Je vais, ajouta-t-il en s’adressant à Michel à demi-voix, vous accompagner jusqu’à Catane, où il faut que je concerte pour demain le départ de monsieur l’abbé. Mais j’ai absolument besoin de deux heures de repos. Pouvez-vous m’assurer un coin dans votre maison où je puisse m’abandonner au sommeil le plus profond sans craindre d’être vu ? Car mes traits sont fort peu connus à la ville, et je veux les faire connaître le plus tard possible. Voyons, puis-je entrer chez vous sans craindre les curieux et surtout les curieuses ?