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LE PICCININO.

Le Piccinino était vêtu avec une recherche extrême et une propreté scrupuleuse. Il portait le costume pittoresque des paysans montagnards, mais composé d’étoffes fines et légères. Ses braies, courtes et collantes, étaient en laine moelleuse rayée de soie jaune sur brun ; il laissait voir sa jambe nue, blanche comme l’albâtre, et chaussée de spadrilles écarlates. Sa chemise était en batiste brodée garnie de dentelle, et laissait voir une chaîne de cheveux enroulée à une grosse chaîne d’or sur sa poitrine. Sa ceinture était de soie verte brochée d’argent. De la tête aux pieds il était couvert de contrebande, ou de quelque chose de pis ; car, si on eût examiné la marque de son linge, on eût pu se convaincre qu’il sortait de la dernière valise qu’il avait pillée.

Tandis que Michel admirait avec un peu d’ironie intérieure l’aisance avec laquelle ce beau garçon roulait dans ses doigts, effilés comme ceux d’un bédouin, sa cigarette de tabac d’Alger, Fra-Angelo, qui ne paraissait ni surpris ni choqué de son accueil, fit le tour de la chambre, ferma la porte au verrou, et, lui ayant demandé s’ils étaient bien seuls dans la maison, ce à quoi le Piccinino répondit par un signe de tête affirmatif, il commença ainsi :

« Je te remercie, mon fils, de ne m’avoir point fait attendre ce rendez-vous ; je viens te demander un service : As-tu le pouvoir et la volonté d’y consacrer quelques jours ?

― Quelques jours ? dit le Piccinino d’un son de voix si doux que Michel eut besoin de regarder le muscle d’acier de sa jambe pour ne point croire encore une fois qu’il entendait parler une femme ; mais l’inflexion de cette parole signifiait, à ne pas s’y méprendre : « Vous vous moquez ! »

― J’ai dit quelques jours, reprit le moine avec tranquillité ; il faut descendre de la montagne, suivre à Catane le jeune homme que voici, et qui est mon neveu, et demeurer près de lui jusqu’à ce que tu aies réussi à le délivrer d’un ennemi qui l’obsède. »

Le Piccinino se retourna lentement vers Michel et le regarda comme s’il ne l’eût pas encore aperçu ; puis, tirant de sa ceinture un stylet richement monté, il le lui présenta avec un imperceptible sourire d’ironie et de dédain, comme pour lui dire : « Vous êtes d’âge et de force à vous défendre vous-même. »

Michel, blessé de la situation où son oncle le plaçait sans son aveu, allait répondre avec vivacité, lorsque Fra-Angelo lui coupa la parole en lui mettant sa main de fer sur l’épaule.

― Tais-toi, mon enfant, dit-il ; tu ne sais pas de quoi il s’agit, et tu n’as rien à dire ici. Ami, ajouta-t-il en s’adressant à l’aventurier, si mon neveu n’était pas un homme et un Sicilien, je ne te l’aurais pas présenté. Je vais te dire ce que nous attendons de toi, à moins que tu ne me dises d’avance que tu ne veux pas ou que tu ne peux pas nous servir.

― Père Angelo, répondit le bandit en prenant la main du moine, et en la portant à ses lèvres avec une grâce caressante et un regard affectueux qui changèrent entièrement sa physionomie, quelque chose que ce soit, pour vous je veux toujours. Mais aucun homme ne peut faire tout ce qu’il veut. Il faut donc que je sache ce que c’est.

― Un homme nous gêne…

― J’entends bien.

― Nous ne voulons pas le tuer.

― Vous avez tort.

― En le tuant nous nous perdons ; en l’éloignant nous sommes sauvés.

― Il faut donc l’enlever ?

― Oui, mais nous ne savons comment nous y prendre.

― Vous ne le savez pas, vous, père Angelo ! dit le Piccinino en souriant.

― Je l’aurais su autrefois, répondit le capucin. J’avais des amis, des lieux de refuge. À présent, je suis moine.

― Vous avez tort, répéta le bandit avec la même tranquillité. Donc, il faut que j’enlève un homme. Est-il bien gros, bien lourd ? ― Il est fort léger, répondit le moine, qui parut comprendre cette métaphore, et personne ne te donnera un ducat de sa peau.

― En ce cas, bonsoir père ; je ne peux pas le prendre seul et le mettre dans ma poche comme un mouchoir. Il me faut des hommes, et l’on n’en trouve plus pour rien comme de votre temps.

― Tu ne m’as pas compris, tu taxeras toi-même le salaire de tes hommes, et ils seront payés.

― Est-ce vous qui répondez de cela, mon père ?

― C’est moi.

― Vous seul ?

― Moi seul. Et, quant à ce qui te concerne, si l’affaire n’eût pas été magnifique, je ne t’aurais pas choisi.

― Eh bien, nous verrons cela la semaine prochaine, dit le bandit pour amener un plus ample exposé des produits de l’affaire.

― En ce cas, n’en parlons plus, dit le moine un peu blessé de sa méfiance ; il faut marcher sur l’heure, ou point.

― Marcher sur l’heure ? Et le temps de rassembler mes hommes, de les décider et de les instruire ?

― Tu le feras demain matin, et demain soir ils seront à leur poste.

― Je vois que vous n’êtes pas pressés, car vous m’auriez dit de partir cette nuit. Si vous pouvez attendre jusqu’à demain, vous pouvez attendre quinze jours.

― Non ; car je compte t’emmener tout de suite, t’envoyer dans une villa où tu parleras avec une des personnes intéressées au succès, et te donner jusqu’à demain soir pour visiter les environs, connaître tous les détails nécessaires, dresser tes batteries, avertir tes hommes, les distribuer, établir des intelligences dans la place… Bah ! c’est plus de temps qu’il ne t’en faut ! À ton âge, je n’en eusse pas demandé la moitié à ton père. »

Michel vit que le capucin avait enfin touché la corde sensible ; car, à ce titre de fils du prince de Castro-Reale, que tout le monde n’osait pas ou ne voulait pas lui accorder ouvertement, le Piccinino tressaillit, se redressa, et bondit sur ses pieds comme prêt à se mettre en route. Mais tout d’un coup, portant la main à sa jambe et se laissant retomber sur son sofa :

« C’est impossible, dit-il ; je souffre trop.

― Qu’y a-t-il donc ? dit Fra-Angelo. Es-tu blessé ? Est-ce donc toujours cette balle morte de l’année dernière ? Autrefois, nous marchions avec des balles dans la chair. Ton père a fait trente lieues sans songer à faire extraire celle qu’il reçut dans la cuisse à Léon-Forte, mais les jeunes gens d’aujourd’hui ont besoin d’un an pour guérir une contusion. »

Michel crut que son oncle avait été un peu trop loin, car le Piccinino se recoucha avec un mouvement de dépit concentré, s’étendit sur le dos, envoya au plafond plusieurs bouffées de cigare, et laissa malicieusement au bon père l’embarras de renouer la conversation.

Mais Fra-Angelo savait bien que l’idée des ducats avait remué l’esprit positif du jeune bandit, et il reprit sans la moindre hésitation :

« Mon fils, je te donne une demi-heure, s’il te la faut absolument ; une demi-heure, c’est beaucoup pour le sang qui coule dans tes veines ! après quoi nous partirons tous les trois.

― Qu’est-ce que c’est donc que ce garçon-là ? dit le Piccinino en désignant Michel du bout du doigt, sans déranger ses yeux et son visage tournés vers la muraille.

― C’est mon neveu ; je te l’ai dit : et le neveu de Fra-Angelo est bon pour agir. Mais il ne connaît pas le pays et n’a pas les relations nécessaires pour une affaire du genre de celle-ci.

― Craint-il de se compromettre, le signorino ?

― Non, Monsieur ! » s’écria Michel impatienté et incapable de supporter plus longtemps l’insolence du bandit et la contrainte que lui imposait son oncle. Le bandit se retourna, le regarda en face avec ses longs yeux un peu relevés vers les tempes, et dont l’expression railleuse était parfois insupportable. Cependant, en voyant la figure animée et les lèvres pâles de Michel, il passa à