Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
60
LE PICCININO.

jamais trahir, même sur l’échafaud, le vrai nom du Piccinino.

― Je m’y engage, mon oncle. Êtes-vous content ?

― Oui.

― Et le Piccinino aura-t-il dans mon serment la même confiance que vous ?

― Oui, quoique la confiance ne soit pas son défaut. Mais, en t’annonçant à lui, je lui ai donné des garanties dont il ne saurait douter.

― Eh bien ! dites-moi donc quelles relations vont s’établir entre cet homme et moi ?

― Patience, enfant ! je t’ai promis encore une histoire, et la voici :

« Il Destatore s’étant adonné au vin, dans ses dernières années…

― Le Destatore est donc mort, mon oncle ? Vous ne m’avez pas parlé de sa fin ?

― Je te la dirai, quoi qu’il m’en coûte ! Je dois te la dire ! Je t’ai parlé d’un crime exécrable qu’il avait commis. Il avait surpris et enlevé une jeune fille, une enfant, qui se promenait avec une femme de service dans les parages où nous nous trouvons, et qu’il rendit à la liberté au bout de deux heures… Mais, hélas ! deux heures trop tard ! Personne ne fut témoin de son infamie, mais le soir même il s’en vanta à moi et railla mon indignation. Je fus alors transporté d’horreur et de colère, au point de le maudire, de le dévouer aux furies, et de l’abandonner pour entrer dans le couvent où, bientôt, je prononçai mes vœux. J’aimais cet homme, j’avais subi longtemps son influence : je craignais, en le voyant se perdre et s’avilir, de me laisser entraîner par son exemple. Je voulais mettre entre lui et moi une barrière insurmontable, je me fis moine ; ce fut là un des plus puissants motifs de cette détermination.

« Ma désertion lui fut plus sensible que je ne m’y étais attendu. Il vint secrètement à Bel-Passo, et mit tout en usage, prières et menaces, pour me ramener. Il était éloquent, parce qu’il avait une âme ardente et sincère, en dépit de ses égarements. Je fus pourtant inexorable, et je m’attachai à le convertir. Je ne suis pas éloquent, moi ; je l’étais encore moins alors ; mais j’étais si pénétré de ce que je lui disais, et la foi s’était si bien emparée de mon cœur, que mes remontrances lui firent une grande impression. J’obtins qu’il réparerait son crime autant que possible, en épousant l’innocente victime de sa violence. J’allai la chercher de nuit, et je la fis consentir à revoir les traits de ce brigand abhorré. Ils furent mariés cette nuit-là, en secret, mais bien légitimement, dans la chapelle et devant l’autel où tu viens de prier tout à l’heure avec moi… Et, en voyant cette jeune fille si belle, si pâle, si effrayée, le prince de Castro-Reale eut des remords et se mit à aimer celle qui devait toujours le haïr !

« Il la supplia de fuir avec lui, et, irrité de sa résistance, il songea à l’enlever. Mais j’avais donné ma parole à cette enfant, et l’enfant déploya un caractère de force et de fierté bien au-dessus de son âge. Elle lui dit qu’elle ne le reverrait jamais, et s’attachant à ma robe et à celle de notre prieur… (un digne homme qui a emporté tous ses secrets dans la tombe !) « Vous m’avez juré de ne pas me laisser seule une minute avec cet homme, s’écria-t-elle, et de me reconduire à la porte de ma demeure, aussitôt que la cérémonie de ce mariage serait terminée ; ne m’abandonnez pas, ou je me brise la tête sur les marches de votre église. »

« Elle l’aurait fait comme elle le disait, la noble fille ! D’ailleurs, j’avais juré ! Je la reconduisis chez elle, et jamais elle n’a revu le Destatore.

« Quant à lui, sa douleur fut inouïe. La résistance enflammait sa passion, et, pour la première fois de sa vie, peut-être, lui qui avait séduit et abandonné tant de femmes, il connut l’amour.

« Mais il connut en même temps le remords, et, dès ce jour-là, son esprit tomba malade. J’espérais qu’il arriverait à une véritable conversion. Je n’avais pas la pensée d’en faire un moine comme moi, je voulais qu’il reprît son œuvre, qu’il renonçât aux crimes inutiles, à la débauche et à la folie. J’essayai de lui persuader que, s’il redevenait le vengeur de sa patrie et l’espoir de notre délivrance, sa jeune épouse lui pardonnerait et consentirait à partager sa destinée pénible et glorieuse. Moi-même, j’aurais jeté sans doute le froc aux orties pour le suivre.

« Mais, hélas ! il serait trop facile de s’amender si le crime et le vice lâchaient leur proie aussitôt que nous en éprouvons le désir. Le Destatore n’était plus lui-même, ou plutôt il était trop redevenu l’homme du passé. Les remords que j’excitais en lui troublaient sa raison sans corriger ses instincts farouches. Tantôt fou furieux, tantôt craintif et superstitieux, un jour il priait, noyé dans ses larmes, au fond de notre humble chapelle ; le lendemain, il retournait, comme dit l’Écriture, à son vomissement. Il voulait tuer tous ses compagnons, il voulait me tuer moi-même. Il commit encore beaucoup d’excès, et, un matin… J’ai peine à mener ce récit jusqu’au bout, Michel, il me fait tant de mal !… Un matin on le trouva mort au pied d’une croix, non loin de notre couvent : il s’était fait sauter la tête d’un coup de pistolet !…

― Voilà une affreuse destinée, dit Michel, et je ne sais, mon oncle, si c’est l’accent de votre voix, ou l’horreur du lieu où nous sommes, mais j’éprouve une émotion des plus pénibles. Peut-être ai-je entendu raconter cette histoire à mon père, dans mon enfance, et c’est peut-être le souvenir de l’effroi qu’elle m’a causé alors, qui se réveille en moi !

― Je ne crois pas que ton père t’en ait jamais parlé, dit le capucin après un intervalle de lugubre silence. Si je t’en parle, c’est parce qu’il le faut, mon enfant ; car ce souvenir m’est plus pénible qu’à qui que ce soit, et le lieu où nous sommes n’est pas propre, en effet, à me donner des idées riantes. Tiens, la voilà, cette croix dont la base fut inondée de son sang, et où je le trouvai étendu et défiguré. C’est moi qui ai creusé sa tombe de mes propres mains, sous ce rocher qui est là, au fond du ravin ; c’est moi qui ai dit les prières que tout autre lui eût refusées.

― Pauvre Castro-Reale, pauvre chef, pauvre ami ! continua le capucin en se découvrant et en étendant le bras vers une grande roche noire qui gisait au bord du torrent, à cinquante pieds au-dessous du chemin. Que Dieu, qui est l’inépuisable bonté et l’infinie mansuétude, te pardonne les erreurs de ta vie, comme je te pardonne les chagrins que tu m’as causés ! Je ne me souviens plus que de tes années de vertu, de tes grandes actions, de tes nobles sentiments, et des émotions ardentes que nous avons partagées. Dieu ne sera pas plus rigoureux qu’un pauvre homme comme moi, n’est-ce pas, Michel ?

― Je ne crois pas aux ressentiments éternels de l’Être suprême et parfait qui nous gouverne, répondit le jeune homme ; mais, passons, mon oncle ! j’ai froid ici, et j’aime mieux vous confesser l’étrange faiblesse que j’éprouve, que de rester un instant de plus au pied de cette croix… J’ai peur !

― J’aime mieux te voir trembler que rire ici ! répondit le moine. Viens, donne-moi la main, et passons. »

Ils marchèrent quelque temps en silence ; puis Fra-Angelo, comme s’il eût voulu distraire Michel, reprit ainsi son propos : « Après la mort du Destatore, beaucoup de gens, des femmes surtout, car il en avait séduit plus d’une, coururent à sa retraite, espérant s’emparer de l’argent qu’il pouvait avoir laissé pour les enfants dont il était, ou dont il passait pour être le père : mais il avait porté, le matin même de son suicide, le butin de ses dernières prises à celle de ses maîtresses qu’il aimait le mieux, ou, pour mieux dire, à celle qu’il détestait le moins ; car, s’il avait beaucoup de fantaisies, il en inspirait encore davantage, et toutes ces femmes, qui lui formaient une sorte de sérail ambulant, l’importunaient et l’irritaient au dernier point. Toutes voulaient se faire épouser, elles ne savaient point qu’il était marié. La seule Mélina de Nicolosi ne l’accabla jamais ni de ses reproches ni de ses exigences.

« Elle l’avait aimé sincèrement ; elle s’était abandonnée à lui sans résistance et sans arrière-pensée ; elle lui avait