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LE PICCININO.

mon insu ? N’est-ce pas mon père seul qui est menacé, et ne puis-je le sauver, moi ?

― Ton père est menacé aussi, mais tu l’es davantage. Ne m’interroge pas, crois-moi. Je te l’ai dit, je hais les violences inutiles, mais je ne recule devant rien qui soit bon et nécessaire. Il faut que je t’aide et je t’aiderai. Ton père et toi ne pouvez rien sans le capucin de l’Etna et les restes de la bande du Destatore. Tout cela est prêt. Tu me pardonneras si, avant de risquer des choses graves, j’ai voulu savoir à quel point tu méritais le dévoûment dont tu vas recueillir les fruits. Si tu n’avais été qu’un égoïste, je t’aurais aidé à fuir ; mais si tu es digne du titre de Sicilien, nous allons t’aider à triompher de la destinée.

― Et vous ne m’expliquerez pas…

― Je ne t’expliquerai que ce que tu dois savoir. Il ne m’est point permis de faire autrement ; et souviens-toi d’une chose, c’est qu’en essayant d’en savoir plus long qu’on ne peut t’en apprendre, tu augmenterais nos périls en compliquant les embarras de ta propre situation. Allons, fais-moi le plaisir de t’en rapporter à ton oncle et de surmonter l’inquiète et vaine curiosité de l’enfance. Tâche de te faire homme, d’ici à ce soir, car ce soir, peut-être, il te faudra agir.

― Je ne vous demanderai qu’une chose, mon oncle, c’est de veiller à la sûreté de mon père et de ma sœur, avant de songer à moi.

― C’est fait, mon enfant ; au premier signal, ton père trouverait un asile dans la montagne, et ta sœur chez la dame qui a donné un bal cette nuit. Allons, voici l’office qui sonne. Je vais demander au supérieur la permission de sortir avec mon neveu pour une affaire de famille. Il ne me la refusera pas. Attends-moi à la porte de notre chapelle.

― Et s’il vous la refusait, pourtant ?

― Il me forcerait à lui désobéir, ce qui me serait pénible, je l’avoue, non à cause de la pénitence de demain, mais parce que je n’aime pas à manquer à mon devoir. Le vieux soldat se fait une loi de sa consigne. »

Au bout de cinq minutes, Fra-Angelo vint rejoindre Michel à l’entrée de l’église.

« Accordé, lui dit-il ; mais il m’est enjoint, pour payer ma dette à Dieu, de faire, devant l’autel de la Vierge, un acte de foi et une courte prière. Puisque je me fais dispenser des offices du soir, c’est bien le moins que j’en demande excuse à mon premier supérieur. Viens prier avec moi, jeune homme, cela ne peut te faire de mal et te donnera des forces. »

Michel suivit son oncle au pied de l’autel. Le soleil couchant embrasait les vitraux coloriés et semait de rubis et de saphirs le pavé où s’agenouilla le capucin. Michel s’agenouilla aussi, et le regarda prier avec ferveur et simplicité. Une vitre couleur de feu, dont le reflet frappait précisément sa tête tondue, la faisait paraître lumineuse et comme enflammée. Le jeune peintre fut saisi de respect et d’enthousiasme en contemplant cette noble figure, énergique et naïve, qui s’humiliait de bonne foi dans la prière ; et lui aussi, touché jusqu’au fond du cœur, il se mit à prier pour son pays, pour sa famille et pour lui-même, avec une foi et une candeur qu’il n’avait pas connues depuis les jours de son enfance.

XXIII.

IL DESTATORE.


« M’est-il permis, mon bon oncle, de vous demander où nous allons ? dit Michel lorsqu’ils se furent engagés dans un sentier étroit et sombre, qui s’enfonçait sous les vieux oliviers de la montagne.

― Parfaitement, répondit Fra-Angelo ; nous allons trouver les derniers bandits sérieux de la Sicile.

― Il en existe donc encore ?

― Quelques-uns, quoique bien dégénérés ; ils seraient encore prêts à se battre pour le pays, et ils nourrissent la dernière étincelle du feu sacré. Cependant, je ne dois pas te cacher que c’est une espèce mixte entre les braves d’autrefois, qui se fussent fait conscience d’ôter un cheveu de la tête d’un bon patriote, et les assassins d’à présent, qui tuent et dépouillent tout ce qu’ils rencontrent. Ceux-ci choisissent quand ils peuvent ; mais, comme le métier est devenu bien mauvais, et que la police est plus redoutable que de mon temps, ils ne peuvent pas toujours choisir ; si bien que je ne te les donne pas pour irréprochables : mais, tels qu’ils sont, ils ont encore certaines vertus qu’on chercherait en vain ailleurs : la religion du serment, le souvenir des services rendus, l’esprit révolutionnaire, l’amour du pays ; enfin, tout ce qui reste de l’esprit chevaleresque de nos anciennes bandes jette encore une petite clarté dans l’âme de quelques-uns, qui font société à part et qui vivent moitié sédentaires, moitié errants. C’est-à-dire qu’ils sont tous établis dans les villages ou dans les campagnes, qu’ils y ont leurs familles, et qu’ils passent même quelquefois pour de tranquilles cultivateurs, soumis à la loi, et n’ayant rien à démêler avec les campieri[1]. S’il y en a de soupçonnés et même de compromis, ils s’observent davantage, ne viennent voir leurs femmes et leurs enfants que la nuit, ou bien ils établissent leurs demeures dans des sites presque inaccessibles. Mais celui que nous allons chercher est encore vierge de toute poursuite directe. Il habite, à visage découvert, un bourg voisin, et peut se montrer partout. Tu ne seras pas fâché d’avoir fait connaissance avec lui, et je t’autorise à étudier son caractère, car c’est une nature intéressante et remarquable.

― Serai-je trop curieux si je vous prie de me renseigner un peu à l’avance ?

― Certes, tu dois être renseigné, et je vais le faire. Mais c’est un grave secret à te confier, Michel, et encore une histoire à te raconter. Sais-tu que je vais mettre dans tes mains le sort d’un homme que la police poursuit avec autant d’acharnement et d’habileté qu’elle en est capable, sans avoir pu, depuis six ou sept ans que cet homme a commencé à reprendre l’œuvre du Destatore, réussir à connaître ses traits et son nom véritable ? Voyons, ami, n’as-tu pas encore entendu parler, depuis que tu es en Sicile, du Piccinino et de sa bande ?

― Il me semble que si… Oui, oui, mon oncle, ma sœur Mila a des histoires fantastiques sur ce Piccinino, qui défraie toutes les causeries des jeunes fileuses de Catane. C’est, disent-elles, un brigand redoutable, qui enlève les femmes et tue les hommes jusqu’à l’entrée du faubourg. Je ne croyais point à ces contes.

― Il y a du vrai au fond de tous les contes populaires, reprit le moine : le Piccinino existe et agit. Il y a en lui deux hommes, celui que les campieri poursuivent en vain, et celui que personne ne s’avise de soupçonner. Celui qui dirige des expéditions périlleuses et qui rassemble, à un signal mystérieux, tous les nottoloni[2] un peu importants, épars sur tous les points de l’île, pour les employer à des entreprises plus ou moins bonnes ; et celui qui demeure non loin d’ici, dans une jolie maison de campagne, à l’abri de toute recherche et avec la réputation d’un homme intelligent, mais tranquille, ennemi des luttes sanglantes et des opinions hardies. Eh bien ! dans une heure, tu seras en présence de cet homme, tu sauras son vrai nom, tu connaîtras sa figure, et tu seras le seul, avec deux autres personnes, en dehors de l’affiliation qu’il commande, qui porteras la responsabilité de son secret. Tu vois que je te traite comme un homme, mon enfant ; mais on ne découvre pas le danger d’autrui sans s’y trouver exposé soi-même. Il te faudrait désormais payer de ta vie la plus légère indiscrétion, et en outre, commettre plus qu’une lâcheté, un crime affreux, dont tu sauras bientôt la portée.

― Tous ces avertissements sont inutiles, mon oncle ; il me suffit de savoir que ce serait un abus de confiance.

― Je le crois, et pourtant je ne connais pas assez ta prudence pour ne pas te dire tout ce qui doit l’aider. Ton père, la princesse Agathe, ta sœur peut-être, et moi-même, à coup sûr, payerions pour toi de la vie et de l’honneur, si tu manquais au serment que j’exige. Engage-toi donc sur ce qu’il y a de plus sacré, sur l’évangile, à ne

  1. Ce sont les gendarmes, les sbires du pays.
  2. Les gens qui vont de nuit à leurs affaires.