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LE PICCININO.



Tiens, la voilà, cette croix !… (Page 60.)

― Hélas ! il est vrai ! répondit le moine. Pendant ces dix années que j’avais passées dans les montagnes, je n’avais pas vu quelles révolutions s’opéraient dans les mœurs des hommes civilisés. Lorsque le Destatore m’envoya dans les villes, avec ses députés, pour tâcher d’établir des intelligences avec les seigneurs qu’il avait connus bons patriotes, et les bourgeois riches et instruits qu’il avait vus ardents libéraux, je fus bien forcé de constater que ces gens-là n’étaient plus les mêmes, qu’ils avaient élevé leurs enfants dans d’autres idées, qu’ils ne voulaient plus risquer leur fortune et leur vie dans ces entreprises hasardeuses où la foi et l’enthousiasme peuvent seuls accomplir des miracles.

« Oui, oui, le monde avait bien marché… en arrière, selon moi. On ne parlait plus que d’entreprises d’argent, de monopole à combattre, de concurrence à établir, d’industries à créer. Tous se croyaient déjà riches, tant ils avaient hâte de le devenir, et, pour le moindre privilége à garantir, le gouvernement achetait qui bon lui semblait. Il suffisait de promettre, de faire espérer des moyens de fortune, et les plus ardents patriotes se jetaient sur cette espérance, disant : l’industrie nous rendra la liberté.

« Le peuple aussi croyait à cela, et chaque patron pouvait amener ses clients aux pieds des nouveaux maîtres, ces pauvres gens s’imaginant que leurs bras allaient leur rapporter des millions. C’était une fièvre, une démence générale. Je cherchais des hommes, je ne trouvai que des machines. Je parlai d’honneur et de patrie, on me répondit soufre et filature de soie. Je m’en allai triste, mais incertain, n’osant pas trop fronder ce que je venais de voir, et me disant que ce n’était pas à moi, ignorant et sauvage, de juger les ressources nouvelles que ces mystérieuses découvertes allaient créer pour mon pays.

« Mais depuis, mon Dieu ! j’ai vu le résultat de ces belles promesses pour le peuple ! J’ai vu quelques praticiens relever leur fortune, en ruinant leurs amis et faisant la cour au pouvoir. J’ai vu plusieurs familles de minces bourgeois arriver à l’opulence ; mais j’ai vu les honnêtes gens de plus en plus vexés et persécutés ; j’ai vu surtout, et je vois tous les jours plus de mendiants et plus de misérables sans pain, sans aveu, sans éducation,