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LE PICCININO.

recouvertes de mosaïques en faïence émaillée, et les carrés de légumes et de fleurs, taillés dans le sein même du roc, et remplis de terres rapportées, offraient le spectacle de caisses gigantesques enfouies jusqu’aux bords. Pour rendre l’identité plus frappante, entre la terre cultivée et l’allée de faïence, on avait laissé dépasser le rebord de lave noire, en guise de bordure de buis ou de thym, et à chaque coin des carrés, on avait taillé cette lave en boule, comme l’ornement classique de nos caisses d’oranger.

Il n’y avait donc rien de plus propre et de plus laid, de plus symétrique et de plus triste, de plus monastique en somme, que ce jardin, sujet d’orgueil et objet d’amour des bons moines. Mais la beauté des fleurs, l’éclat des grappes de raisin qui s’étalaient en berceau sur de lourds piliers de lave, le doux murmure de la fontaine qui se distribuait en mille filets argentés, pour aller rafraîchir chaque plante dans sa prison de roches, et surtout la vue qu’on découvrait de cette terrasse ouverte au midi, offraient une compensation à la mélancolie d’un si rude et si patient labeur.

Fra-Angelo, armé d’une massue de fer, avait ôté son froc pour être plus libre dans ses mouvements. Vêtu d’un court sayon brun, il déployait au soleil les muscles formidables de ses bras velus, et, à chaque coup qui faisait voler la lave en éclats, il poussait une sorte de rugissement sauvage. Mais lorsqu’il aperçut le jeune artiste, il se releva et lui montra une physionomie douce et sereine.

« Tu viens à point, jeune homme, lui dit-il. Je pensais à toi, et j’ai beaucoup de questions à te faire.

― Je pensais, au contraire, mon oncle, que vous aviez beaucoup de choses à m’apprendre.

― Oui, sans doute, j’en aurais, si je savais qui tu es ; mais, sans le lien de parenté qui nous unit, tu serais un étranger pour moi ; et, quoi qu’en dise ton père, aveuglé peut-être par sa tendresse, j’ignore si tu es un homme sérieux. Réponds-moi donc. Que penses-tu de la situation où tu te trouves ?

― Pour éviter que je sois forcé de répondre à vos questions par d’autres questions, vous devriez peut-être, mon cher oncle, les poser tout de suite clairement. Quand je connaîtrai ma situation, je pourrai vous dire ce que j’en pense.

― Alors, dit le capucin, examinant Michel avec une attention un peu sévère, tu ne sais rien des secrets qui te concernent, et tu ne les pressens même pas ? Tu n’as jamais rien deviné ? On ne t’a jamais rien confié ?

― Je sais que mon père a été compromis autrefois, à l’époque de ma naissance, je crois, dans une conspiration politique. Mais il m’était bien permis alors d’ignorer s’il était accusé à tort ou à raison. Depuis, mon père ne s’est jamais expliqué avec moi à cet égard.

― Il manque donc de confiance en toi, ou tu ne t’intéresses guère à son sort ?

― Je l’ai interrogé quelquefois ; il m’a toujours répondu d’une manière évasive. Je n’en ai pas tiré comme vous, mon oncle, la conséquence qu’il se défiait de moi ; cela m’eût paru impossible ; mais j’ai toujours pensé qu’ayant réellement trempé dans cette affaire, il était lié par des serments, ainsi qu’il arrive dans toutes les sociétés secrètes. J’aurais donc cru manquer au respect que je lui dois si j’avais insisté davantage.

― C’est bien parlé ; mais cela ne cache-t-il pas une profonde insouciance des affaires de ton pays, et un égoïste abandon de la sainte cause de sa liberté ? »

Michel fut un peu embarrassé de cette question si nettement posée, cette fois.

« Allons, reprit Fra-Angelo, réponds sans crainte, je ne te demande que la vérité.

― Eh bien ! je vais vous répondre, mon oncle, dit Michel, bravant les regards froids du moine, qui l’attristaient malgré lui, car il eût voulu plaire à cet homme, dont la figure, la voix et l’attitude lui commandaient le respect et la sympathie. Je vous dirai ce que je pense, puisque vous voulez le savoir, et ce que je suis, au risque de perdre votre bienveillance. Faites que la cause de la liberté soit vraiment, pour l’Italie et la Sicile, la cause des hommes privés de liberté, et vous me verrez m’y jeter, je ne dis pas avec enthousiasme, mais avec fureur. Mais hélas ! jusqu’ici, j’ai toujours vu que les hommes se sacrifiaient pour changer d’esclavage, et que les classes riches et nobles les exploitaient à leur profit, au nom de telle ou telle idée. Voilà pourquoi, sans rester froid au spectacle des misères et de l’oppression de mes compatriotes, je n’ai jamais désiré de conspirer sous les auspices et pour les intérêts des patriciens qui nous y pousseraient volontiers.

― Ô hommes, ô hommes ! chacun pour soi sera donc toujours votre devise ! s’écria le capucin, en se levant, comme transporté d’indignation ; puis, se rasseyant avec un rire étrange et plein d’amertume : Seigneur prince, eccelenza, dit-il en regardant Michel avec ironie, vous vous moquez de nous, je pense ! »

XXI.

FRA-ANGELO.

La bizarre sortie du capucin jeta Michel dans une confusion pénible ; mais, résolu de garder l’indépendance et la sincérité de son caractère, il affecta une tranquillité qu’il n’éprouvait point.

« Pourquoi me traitez-vous de prince et d’excellence, mon cher oncle ? dit-il en s’efforçant de sourire ; est-ce que je viens de parler comme un patricien ?

― Précisément, chacun pour soi ! te dis-je, répondit Fra-Angelo reprenant son sérieux mélancolique. Si c’est là l’esprit du siècle que tu as été étudier à Rome, si c’est la philosophie nouvelle dont les jeunes gens du dehors sont nourris, nous ne sommes pas au bout de nos malheurs, et nous pouvons bien encore égrener nos chapelets en silence. Hélas ! hélas ! voilà de belles choses ! les enfants de notre peuple ne voudront point remuer, de peur de sauver leurs anciens maîtres avec eux ; et les patriciens n’oseront pas bouger non plus, dans la crainte d’être dévorés par leurs anciens esclaves ! À la bonne heure ! Pendant ce temps, la tyrannie étrangère s’engraisse et rit sur nos dépouilles ; nos mères et nos sœurs demandent l’aumône ou se prostituent ; nos frères et nos amis meurent sur un fumier ou sur la potence. C’est un beau spectacle, et je suis étonné, Michel-Angelo, que vous soyez venu tout exprès de Rome, où vous n’aviez sous les yeux que les pompes du saint-siége ou les chefs-d’œuvre de l’art, pour contempler cette pauvre Sicile, avec son peuple de mendiants, ses nobles ruinés, ses moines fainéants et abrutis ! Que n’alliez-vous faire un voyage d’agrément à Naples ? vous y auriez vu des seigneurs plus riches et un gouvernement plus opulent, grâce aux impôts qui nous font mourir de faim ; un peuple fort tranquille qui se soucie fort peu du sort de ses voisins : « Que nous importe la Sicile ? c’est notre conquête, et ses habitants ne sont point nos frères. » Voilà ce qu’on dit à Naples. Allez à Palerme, on vous y dira que Catane n’est point à plaindre et peut se sauver toute seule avec ses vers à soie. Allez à Messine, on vous y dira que Palerme ne fait point partie de la Sicile, et qu’on n’a que faire de ses mauvais conseils et de son mauvais esprit. Allez en France, on y imprime tous les jours que les peuples dévots et lâches comme nous ont bien mérité leur sort. Allez en Irlande, on vous dira qu’on ne veut pas du concours des hérétiques de France. Allez partout, et vous serez partout à la hauteur des idées de votre temps, car on vous dira partout ce que vous venez de dire « Chacun pour soi ! »

Les paroles, l’accent et la physionomie de Fra-Angelo firent sur Michel une impression profonde, et il eut la bonne foi d’en convenir tout de suite avec lui-même. Il se sentit pris par la fibre artiste, et ce qui lui eût paru, de la part de tout autre, sophisme et déclamation, se montra à lui simple et grand dans la bouche de ce moine.

« Mon père, dit-il avec un abandon naïf, il se peut que vous ayez raison de me gourmander comme vous le faites. Je n’en sais rien, et j’aurais à vous fournir, pour