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LE PICCININO.

Mila pâlit, ses yeux se fermèrent, et un soupir douloureux s’exhala de son cœur brisé. Magnani, épouvanté, la déposa sur sa chaise, et s’enfuit plein d’effroi, d’étonnement, et peut-être de remords.

Mila, restée seule, faillit s’évanouir ; puis elle alla, en chancelant, fermer sa porte au verrou ; elle s’agenouilla par terre contre son lit, cacha sa figure dans ses mains, et resta absorbée.

Mais elle ne pleura plus, et la douleur fit place en elle à une agitation pleine d’énergie et d’aspirations brûlantes. Là encore l’optimisme de Pier-Angelo, cette foi au destin qui est comme une superstition des âmes fortes et des esprits actifs, se révéla en elle. Elle se releva, rajusta ses cheveux, regarda son miroir, et dit tout haut, en prenant son ouvrage :

« Je ne sais pas pourquoi, ni quand, ni comment, mais il m’aimera ; je dois le vouloir, je le veux, Dieu m’assistera ! »

Lorsque Michel rentra, il la trouva calme et belle, absorbée dans la contemplation d’une copie de la Vierge à la Chaise, qu’il avait faite avec soin pour elle, et qu’elle avait placée, non dans son alcôve, mais au-dessus de son miroir. Il s’applaudit de l’avoir laissée s’abandonner à un premier mouvement de douleur, et de voir qu’elle avait retrouvé des forces dans sa méditation solitaire. Il arriva jusque auprès d’elle sans qu’elle l’entendît venir ; mais elle vit son visage dans la glace, au moment où il se penchait vers elle pour lui donner un baiser sur le cou :

« Embrassez-moi là, lui dit-elle en lui offrant sa joue ; mais sur mon cou jamais !

― Et pourquoi cette interdiction à ton frère, petite fantasque ?

― C’est mon idée, répondit-elle. Vous commencez à avoir de la barbe, et je ne veux pas que vous flétrissiez ma peau.

― Ah ! tu me flattes beaucoup ! dit Michel en riant, et cette crainte fait trop d’honneur à ma moustache naissante ! je ne croyais pas qu’elle pût encore faire peur à personne ! Mais tu tiens donc moins à la fraîcheur de ta joue qu’à celle de ton joli cou, petite Mila ? Est-ce parce que tu viens d’admirer celui de cette belle Madone ?

― Peut-être ! dit-elle. Il est bien beau, en effet, et je voudrais ressembler, de tous points, à cette figure-là.

― Il me semble que tu t’y essayais devant ton miroir ? Ce sont des idées bien profanes devant cette sainte image !

― Non, Michel, répondit Mila d’un air sérieux. Il n’y a rien de profane dans l’idée que je me fais de sa beauté. Je ne l’avais pas encore comprise comme aujourd’hui, et je me figurais que personne n’avait pu créer une aussi belle figure que celle de la princesse Agathe. Mais maintenant je vois que Raphaël a été plus loin. Il a donné à sa madone plus de force, sinon plus de tranquillité. Elle est très-vivante, cette figure divine ; elle a beaucoup de volonté ; elle est sûre d’elle-même… C’est la plus chaste, mais aussi la plus aimante des femmes ; elle a l’air de dire : Aimez-moi, parce que je vous aime.

― Vraiment, Mila, où prends-tu ce que tu dis là ? s’écria Michel en regardant sa sœur avec surprise. Je crois rêver en t’écoutant parler ! »

L’entretien de ces deux enfants fut interrompu par l’arrivée de leur père. Il venait proposer à Michel de procéder à la démolition de la salle de bal. Tous les ouvriers qui y avaient travaillé s’étaient donné rendez-vous à trois heures de l’après-midi, pour débarrasser le palais de cette construction volante.

« Je sais, dit Pier-Angelo, que la princesse tient à conserver tes fresques sur toile, et je désire que tu m’aides à les rouler et à les transporter sans dommage dans une des galeries du palais. »

Michel suivit son père ; mais ils furent à peine sortis de la ville, que celui-ci s’arrêtant :

« Mon ami, dit-il, je vais me rendre seul à la villa, où je veux avoir un mot d’entretien avec la princesse, relativement à cet abbé maudit qui se déguise en moine pour venir espionner je ne sais quoi et je ne sais qui dans sa maison. Toi, tu vas marcher pendant deux milles vers le nord-ouest, en suivant toujours le sentier qui s’ouvre ici, sans te détourner ni à droite, ni à gauche. Tu arriveras dans une heure au couvent des Capucins de Bel Passo, où ton oncle Fra-Angelo m’a dit qu’il t’attendrait jusqu’au coucher du soleil. Il s’est assuré que le confrère suspect que nous lui avions désigné n’était autre que le Ninfo, et, sans vouloir s’expliquer avec moi sur les vues qu’il lui suppose, il m’a déclaré vouloir s’entretenir avec toi sérieusement. Je doute que ton oncle en sache plus long que nous sur l’état du cardinal et les desseins de l’abbé ; mais il est homme de sens et de prévoyance. Il a dû s’enquérir dans la matinée, et je serai bien aise d’avoir son avis. »

Michel prit le sentier, et, au bout d’une heure de marche à travers les plus admirables sites que l’imagination puisse se représenter, il arriva à la porte du couvent de son oncle.

Ce couvent était situé au-dessus d’un village dans la région cultivée et fleurie semée de maisons de campagne, qui occupe la base de l’Etna. De grandes masses d’arbres séculaires protégeaient l’édifice, et le jardin, tourné vers le soleil d’Afrique, dominait une vue magnifique terminée par la mer.

Ce lieu romantique, tout sillonné de laves formidables, portait deux noms qui lui avaient été donnés tour à tour, et que, dans le doute de celui qu’on devait lui conserver, on lui conférait indifféremment à cette époque. Le site étant superbe, le sol fertile, et le climat agréable, on l’avait nommé, dans le principe, Bel passo. Puis, étaient venues les terribles éruptions de l’Etna et du Monte-Rosso, qui l’avaient ruiné et bouleversé. Alors, on l’avait nommé Mal passo. Puis, le temps avait marché, on avait rebâti le village et le couvent, brisé les laves, repris la culture, et on était revenu peu à peu au doux nom primitif. Mais ces deux qualifications opposées se confondaient encore dans les habitudes et les souvenirs des habitants. Les vieillards, qui avaient vu leur pays dans sa splendeur primitive, disaient Bel passo, ainsi que les enfants, qui ne l’avaient vu que sorti du chaos et ressuscité. Mais les hommes que le spectacle et les malheurs de la catastrophe avaient frappés dans leurs premières années, ceux-là qui n’avaient eu que le travail et l’effroi pour berceau, et qui commençaient à peine à retirer quelque fruit de leurs peines, disaient plus souvent encore Mal passo que Bel passo.

Il y avait peut-être bien longtemps que, deux ou trois fois par siècle, cette gorge changeait ainsi de nom, suivant la circonstance ; exemple de la courageuse insouciance de l’espèce humaine, qui rebâtit son nid à côté de la branche brisée, et se remet à aimer, à caresser et à vanter son domaine à peine reconquis sur les orages de la veille.

Cette contrée justifiait également, du reste, les deux noms qu’elle se disputait. C’était le résumé de toutes les horreurs et de toutes les beautés de la nature. Là où le fleuve de feu avait établi ses courants destructeurs, les arêtes de laves, les scories livides, les ruines de l’ancien sol creusé, inondé ou brûlé, rappelaient les jours néfastes, la population réduite à la mendicité, les mères et les épouses en deuil ; Niobé changée en pierre à la vue de ses enfants foudroyés. Mais tout à côté, à une ligne de lisière, de vieux figuiers, réchauffés par le passage de la flamme, avaient poussé des branches nouvelles, et semaient de leurs fruits succulents les frais gazons et l’antique sol imbibé des sucs les plus généreux.

Tout ce qui ne s’était pas trouvé sur le passage de la lave en fusion, tout ce qui avait été préservé par un accident de terrain, avait profité de la destruction voisine. Il en est ainsi dans l’espèce humaine, et partout la mort fait place à la vie. Michel remarqua qu’en certains endroits, de deux arbres jumeaux, l’un avait disparu comme emporté par un boulet de canon, et présentait sa souche calcinée, à côté de la tige superbe qui semblait triompher sur ses ruines.

Il trouva son oncle occupé à tailler le roc pour élargir une plate-bande de légumes splendides. Le jardin du couvent avait été creusé en pleine lave. Ses allées étaient