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LE PICCININO.

― Oui, oui, je le sais, je m’en vais, Mila ; mais pourtant, je n’ose pas vous laisser ainsi, vous êtes trop affectée, je le vois bien. Je crains que vous ne soyez malade. Permettez-moi d’aller réveiller votre père pour qu’il vienne vous consoler.

― Non, non ! gardez-vous-en bien ! Je ne veux pas qu’on l’éveille !

― Mais, ma chère…

― Non, vous dis-je, Magnani ; vous me feriez beaucoup plus de mal si vous causiez ce chagrin à mon père.

― Mais qu’y a-t-il donc, Mila ? Votre père ne vous a pas grondée ? Vous ne méritez jamais de reproches, vous ! Et lui, il est si bon, si doux, il vous aime tant !

― Oh ! bien certainement, il ne m’a jamais dit un mot qui ne fût pas une parole d’amour et de bonté. Vous voyez bien que vous rêvez, Magnani ; je n’ai pas de chagrin, je ne pleure pas.

― Eh ! je vois d’ici que vous avez la figure enflée et les yeux rouges, ma chère petite. Quel chagrin si profond peut-on donc avoir à votre âge, belle, et chérie de tous, comme vous l’êtes ?

― Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, dit Mila avec fierté. » Mais elle devint pâle, et, voulant s’asseoir avec calme, elle tomba suffoquée sur sa chaise.

Magnani croyait si peu qu’il pût être à ses yeux autre chose qu’un ami, et le sentiment qu’il éprouvait pour elle était si calme, qu’il ne songea plus à la quitter. Il s’approcha sans autre émotion que celle d’un tendre intérêt, s’assit à ses pieds sur un coussin de paille tressée, et, prenant ses mains dans les siennes, il l’interrogea avec une sorte d’autorité paternelle.

La pauvre Mila fut si troublée qu’elle n’eut pas la force de le repousser. C’était la première fois qu’il lui parlait d’aussi près et avec une affection si marquée. Oh ! qu’elle eût été heureuse sans les fatales paroles que Michel lui avait dites !

Mais ces paroles retentissaient encore à ses oreilles, et Mila était trop fière pour laisser soupçonner son secret. Elle fit un grand effort sur elle-même, et répondit en souriant que son chagrin avait peu d’importance et ne venait que d’une petite querelle qu’elle venait d’avoir avec son frère.

« Une querelle avec vous, mon pauvre ange ? lui dit Magnani en l’examinant avec attention, est-ce possible ? Oh non ! vous me trompez. Michel vous aime plus que tout au monde, et il a bien raison. Si vous vous étiez querellés, il serait là, comme moi, à vos pieds, et plus éloquent que moi pour vous consoler ; car il est votre frère, et je ne suis que votre ami. Mais, quoi qu’il en soit, je vais chercher Michel ; je lui ferai de grands reproches s’il a quelque tort… Mais il suffit qu’il vous voie abattue et changée comme vous l’êtes, pour qu’il en ait plus de douleur que vous-même.

― Magnani, répondit Mila en le retenant comme il se levait, je vous défends d’aller chercher Michel. Ce serait donner trop d’importance à un enfantillage. N’y faites plus attention, et n’en parlez ni à lui, ni à mon père. Je vous assure que je n’y pense déjà plus, et que, ce soir, mon frère et moi serons parfaitement réconciliés.

― Si ce n’est qu’un enfantillage, dit Magnani en s’asseyant auprès d’elle, vous avez une sensibilité trop vive, ma bonne Mila. J’ai des sœurs aussi, et quand j’étais moins raisonnable, quand j’avais l’âge de Michel, je les taquinais un peu. Mais elles ne pleuraient pas ; elles me rendaient mes malices avec usure, et j’avais toujours le dessous.

― C’est qu’elles ont de l’esprit, et qu’apparemment je n’en ai point assez pour me défendre, répondit tristement Mila.

― Vous avez beaucoup d’esprit, Mila, je l’ai fort bien remarqué ; vous n’êtes pas pour rien la fille de Pier-Angelo et la sœur de Michel, et vous êtes mieux élevée que toutes les jeunes personnes de votre classe. Mais vous avez encore plus de cœur que d’esprit, puisque vous ne savez vous défendre qu’avec vos larmes ! »

Les éloges de Magnani faisaient à la fois du bien et du mal à la jeune fille. Elle était flattée de voir qu’en n’ayant point l’air de s’occuper d’elle, il l’avait assez observée pour savoir lui rendre justice. Mais le calme bienveillant de ses manières lui disait assez que Michel ne l’avait pas trompée.

XX.

BEL PASSO ET MAL PASSO.

Tout à coup Mila prit une résolution prompte et ferme ; car Magnani l’avait dit sans flatterie, elle était supérieure à la plupart des jeunes filles de sa classe par l’éducation, et Pier-Angelo avait su lui donner des idées aussi nobles que les siennes. Elle joignait à cela une certaine dose d’exaltation juvénile, mêlée à des habitudes de courage et de dévouement, que, par bon goût et simplicité de cœur, elle voilait sous une apparente insouciance. C’est le comble du stoïcisme que de savoir se sacrifier en riant et en ayant l’air de ne pas souffrir.

« Mon bon Magnani, lui dit-elle en se levant et en reprenant la sérénité de son regard, je vous remercie de l’amitié que vous me témoignez ; vous m’avez fait du bien, je me sens calme. Laissez-moi travailler, maintenant, car je n’ai pas fait comme vous ma journée pendant la nuit : il faut que je remplisse ma tâche et que je gagne mon salaire. Allez-vous-en, pour qu’on ne dise pas que je suis une paresseuse, et que je perds mon temps à babiller avec les voisins.

― Adieu, Mila, répondit le jeune homme. Je demande à Dieu qu’il vous rende le calme aujourd’hui, et qu’il vous comble de bonheur tous les jours de votre vie.

― Merci, Magnani, dit Mila en lui tendant la main ; je compte, dès ce jour, sur votre amitié. »

L’air de noble résolution avec lequel cette jeune fille, tout à l’heure brisée, tendait sa main, et la manière dont elle prononçait le mot d’amitié, comme un adieu héroïque à toutes ses illusions, ne fut pas compris de Magnani ; et pourtant il y avait dans ce geste et dans cet accent quelque chose qui l’émut sans qu’il pût en deviner la cause. Mila se transformait devant lui en un clin d’œil : elle n’avait plus l’air d’un enfant gracieux, elle était sérieuse et belle comme une femme.

Il reçut cette petite main dans sa main rude et forte, qui n’hésitait pas à consacrer, par une fraternelle étreinte, ce pacte d’amitié, mais qui trembla tout à coup au contact d’une main aussi souple et aussi mignonne que celle d’une princesse ; car Mila était fort soigneuse de sa beauté, et savait être à la fois laborieuse et recherchée dans ses occupations.

Magnani crut sentir la main d’Agathe, qu’il avait touchée une seule fois dans sa vie, par une fortune singulière. Il s’émut soudainement et attira contre son cœur la fille de Pier-Angelo, comme pour lui donner un baiser fraternel. Pourtant il n’osait point ; mais elle lui tendit son front avec ingénuité, en se disant à elle-même que ce serait le premier et le dernier, et qu’elle voulait garder ce souvenir comme la consécration d’un éternel adieu à toutes ses espérances.

Magnani vivait, depuis cinq ans, sous la loi d’une chasteté exemplaire. Il semblait qu’il eût fait serment d’imiter l’austérité exceptionnelle d’Agathe, et qu’absorbé par une idée fixe, il eût résolu de se consumer lentement, sans connaître l’amour et l’hyménée. Il n’avait jamais donné un baiser à une femme, pas même à ses sœurs, depuis qu’il portait en lui cette chimère de passion sans espoir. Peut-être en avait-il prononcé le vœu dans quelque moment d’exaltation douloureuse. Mais il l’oublia, ce vœu formidable, en sentant la belle tête brune de la jeune Mila s’appuyer avec confiance sur sa poitrine. Il la contempla un instant, et la limpidité de ces yeux noirs, qui lui exprimaient une douleur et un courage incompréhensibles, le jeta dans je ne sais quelle extase de surprise et de volupté. Ses lèvres ne rencontrèrent pas le front de Mila ; elles s’éloignèrent en frémissant de sa bouche vermeille, et s’arrêtèrent sur son cou brun et velouté, peut-être une ou deux secondes de plus qu’il n’était nécessaire pour cimenter un lien de fraternité.