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LE PICCININO.

sur notre sol tant de ruines superbes, sacrifiaient à leurs dieux, tout rayonnants de force, de gloire et de beauté ; mais ils ne les aimaient pas ; et nous, chrétiens, nous avons senti la foi passer de notre esprit dans notre cœur, parce qu’on nous a montré notre Dieu sous l’aspect d’un Christ sanglant et baigné de larmes. Oh ! oui, je l’aime, cette femme qui a pâli, comme une pauvre fleur des bois, sous l’ombre terrible de la tyrannie paternelle. Je ne sais pas l’histoire de son enfance, mais je la devine à l’abattement de sa jeunesse. On dit que, lorsqu’elle avait quatorze ans, son père, ne pouvant la contraindre à se marier selon ses vues d’orgueil et d’ambition, auxquelles il voulait la sacrifier, l’enferma pendant longtemps dans une chambre reculée de ce palais, et qu’elle y souffrit la faim, la soif, la chaleur, l’abandon, le désespoir… On n’a jamais eu là-dessus de données certaines. Une autre version circulait à cette époque : on disait qu’elle était dans un couvent ; mais l’air consterné de ses serviteurs disait assez que sa disparition cachait quelque châtiment injuste et dénaturé.

« Quand Dionigi mourut, on vit reparaître son héritière dans le palais, avec une vieille tante qui n’était guère meilleure que lui, et qui pourtant la laissait respirer un peu plus à l’aise. On dit qu’à cette époque il fut encore question de plusieurs brillants mariages pour elle, mais qu’elle s’y refusa obstinément, ce qui irrita fort contre elle la princesse sa tante. Enfin, la mort de celle-ci mit fin aux persécutions, et, à vingt ans, elle se vit libre et seule dans la maison de ses pères. Mais sans doute il était trop tard pour qu’elle se réveillât de l’abattement où tant de chagrins l’avaient plongée. Elle avait perdu la force et la volonté d’être heureuse. Elle demeura inerte, un peu sauvage, et comme incapable de chercher l’affection d’autrui. Elle l’a trouvée pourtant chez quelques personnes de son rang, et il est certain que le marquis de la Serra, qu’elle a refusé pour époux lorsqu’il s’est mis sur les rangs, il y a plusieurs années, n’a jamais cessé d’en être ardemment épris. Tout le monde le dit, et moi je le sais ; je vais te dire comment.

« Quoique je me pique, sans vanterie, d’être un bon ouvrier, je t’avoue que, quand je suis ici, je me trouve être, malgré moi, le dernier des paresseux. Je suis agité, oppressé. Le bruit des marteaux m’agace les nerfs, comme si j’étais une demoiselle ; la chaleur m’accable au moindre effort des bras. Je me sens, à chaque instant, ou prêt à défaillir, ou tenté de me glisser dans les endroits sombres, de m’y blottir et de m’y laisser oublier. Je me surprends à écouter, à fureter, à espionner. Je n’ose plus pénétrer seul dans l’oratoire ni dans la chambre de la princesse. Oh ! non, quoique j’en sache bien le chemin ! Désormais, le respect est plus fort que mon inquiète et folle passion ! Mais, si je puis respirer le parfum qui s’échappe de son boudoir à travers les fentes d’une porte ; si je puis entendre, seulement à quelque distance, le bruit léger de ses pas que je connais si bien !… je suis satisfait, je suis enivré.

« J’ai donc entendu, je n’ose pas dire malgré moi (car si le hasard me plaçait à portée d’entendre, ma volonté n’était pas assez forte pour m’empêcher d’écouter), plus d’un entretien de la princesse avec le marquis. Combien de temps n’ai-je pas été consumé d’une jalousie insensée ! mais j’ai acquis la certitude qu’il n’était que son ami, un ami fidèle, respectueux, soumis.

« Un jour, entre autres, ils eurent une conversation dont tous les mots se sont gravés, je crois, dans ma mémoire avec une netteté fatale.

« La princesse disait, au moment où j’arrivais dans la pièce voisine : ― Oh ! pourquoi donc m’interroger toujours ? Vous savez pourtant bien, mon ami, que je suis ridiculement impressionnable ; que l’idée du passé me glace, et que si je pouvais me décider à en parler… je crois, oui, je crois que je deviendrais folle !

― Eh bien, eh bien, s’écriait-il avec empressement, n’en parlons point, n’y pensons plus ; soyons au présent, à l’amitié, au repos. Regardez ce beau ciel et ces charmantes fleurs de cyclamen qui semblent sourire dans vos mains.

― Ces fleurs, reprit Agathe, elles ne sourient point, vous ne comprenez point leur langage, et je puis vous dire pourquoi je les aime. C’est qu’elles sont à mes yeux l’emblème de ma vie et l’image de mon âme. Regardez leur étrange désinvolture ; elles sont pures, elles sont fraîches, embaumées ; mais n’ont-elles pas, par le renversement et l’enroulement forcé de leurs pétales, quelque chose de maladif et de décrépit qui vous frappe ?

― Il est vrai, dit le marquis, elles ont l’air échevelé ; elles naissent en général sur les cimes battues des vents. On dirait qu’elles veulent s’envoler de leurs tiges comme si elles ne tenaient à rien, et que la nature les a pourvues d’ailes comme des papillons.

― Et pourtant elles ne s’envolent pas, reprit Agathe ; elles sont attachées solidement à leur tige. Frêles en apparence, il n’est point de plantes plus robustes, et la fougue des brises ne les effeuille jamais. Tandis que la rose succombe à une journée de chaleur et sème de ses pétales la terre brûlante, le cyclamen persiste et vit bien des jours et bien des nuits retiré et comme crispé sur lui-même : c’est une fleur qui n’a pas de jeunesse. Vous n’avez pas sans doute observé le moment de son éclosion. Moi, j’ai patiemment assisté à ce mystère ; lorsque le bouton s’entr’ouvre, les pétales roulés et serrés en spirale se séparent avec effort. Le premier qui se détache s’étend comme l’aile d’un oiseau, puis aussitôt se renverse en arrière et reprend son pli contourné. Un autre le suit, et la fleur, à peine ouverte, est déjà flottante et froissée comme si elle allait mourir de vieillesse. C’est sa manière de vivre, et elle vit longtemps ainsi. Ah ! c’est une triste fleur, et c’est pour cela que je la porte partout avec moi.

― Non, non, elle ne vous ressemble pas, dit le marquis, car son sein découvert exhale généreusement son parfum à toutes les brises, tandis que votre cœur est mystérieusement fermé, même à l’affection la plus discrète et la moins exigeante !

« Ils furent interrompus ; mais j’en savais assez. Depuis ce jour-là, moi aussi, j’ai aimé le cyclamen, et j’en cultive toujours dans mon petit jardin ; mais je n’ose les cueillir et les respirer. Leur parfum me fait mal et me rend fou ! »

― C’est comme moi, s’écria Michel. Oui, c’est une odeur dangereuse !… Mais je n’entends plus rouler les voitures, Magnani. Sans doute on va fermer le palais. Il faut que je rejoigne mon père, car il doit être brisé de fatigue, quoi qu’il en dise, et il peut avoir besoin de mon aide. »

Ils se dirigèrent vers la salle du bal.

Elle était déserte ; Visconti et ses compagnons éteignaient les lumières qui luttaient encore contre le jour.

« Et pourquoi cette fête ? disait Magnani en promenant ses regards sur cette vaste salle dont l’élévation semblait doubler en se plongeant rapidement dans l’obscurité, tandis que les reflets bleuâtres du matin pénétraient mélancoliquement dans les parties basses par les portes ouvertes. La princesse pouvait secourir autrement les pauvres, et je n’ai pas encore compris pourquoi elle se soumettait à une convenance de charité publique, elle qui faisait le bien avec tant de mystère jusqu’à présent. Qu’est-il survenu de miraculeux dans l’existence de notre discrète bienfaitrice ? Au lieu de m’en réjouir, moi, qui donnerais pourtant ma vie pour elle, j’en suis blessé, et n’y pense qu’avec amertume. Je l’aimais comme elle était ; je ne la comprends pas guérie, expansive et consolée. Tout le monde va donc la connaître et l’aimer maintenant ? On ne dira plus qu’elle est folle, qu’elle a fait un crime, qu’elle cache un secret affreux, qu’elle rachète son âme par des œuvres pies, quoiqu’elle déteste le genre humain ! Insensé que je suis ! j’ai peur de guérir moi-même, et je suis jaloux du bonheur qu’elle peut avoir retrouvé !… Michel, dis-moi, peut-être qu’elle s’est décidée à aimer le marquis de la Serra, et qu’elle invite la cour, la ville et les faubourgs à célébrer chez elle l’éclat de ses fiançailles ? Elle donnait aujourd’hui une fête royale, peut-être donnera-t-elle demain une fête populaire. Elle se réconcilie avec tout le monde ; petits et