Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/44

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
39
LE PICCININO.

citation que m’ont causée cette musique, ces lumières et ces parfums : je ne sais. C’est peut-être plutôt parce que je sens que tu es ici le seul être capable de me comprendre, et assez fou toi-même pour ne pas trop railler ma folie. Eh bien, oui, je l’aime ! je la crains, je la hais et je l’adore en même temps, cette femme, qui ne ressemble à aucune autre, que personne ne connaît et que je ne connais pas moi-même.

― Je ne te raillerai certainement pas, Magnani ; je te plains, je te comprends et je t’aime, parce que je crois sentir une certaine similitude entre toi et moi. Moi aussi, je suis excité par les parfums, la vive clarté de ce bal, et cette bruyante musique de danse qui a quelque chose de si lugubre pour mon imagination, à travers sa fausse gaieté. Moi aussi, je me sens exalté et un peu fou dans ce moment-ci. Je me figure qu’il y a un mystère dans la sympathie que nous éprouvons l’un pour l’autre…

― Parce que nous l’aimons tous les deux ! s’écria Magnani, hors de lui. Eh bien, Michel, je l’ai deviné dès le premier regard que tu as jeté sur elle ; toi aussi tu l’aimes ! Mais toi, tu es aimé ou tu le seras, et moi je ne le serai jamais !

― Aimé, je serai aimé, ou je le suis déjà ! Que dis-tu là, Magnani ? tu parles dans le délire.

― Écoute, il faut que tu saches comment ce mal s’est emparé de moi, et tu comprendras peut-être ce qui se passe en toi-même. Il y a cinq ans, ma mère était malade. Le médecin qui la soignait par charité l’avait presque abandonnée ; son état semblait désespéré. Je pleurais, la tête dans mes mains, assis à l’entrée de notre petit jardin, qui donne sur une rue presque toujours déserte, et qui se perd dans la campagne à la limite du faubourg. Une femme, enveloppée d’une mante, passa près de moi et s’arrêta : « Jeune homme, me dit-elle, pourquoi t’affliges-tu ainsi ? que peut-on faire pour soulager ta peine ? » Il faisait presque nuit, son visage était caché ; je ne voyais pas ses traits, et le son de sa voix, d’une douceur extrême, m’était inconnu. Mais, à sa prononciation et à son attitude, je sentais que ce n’était pas une personne de notre classe.

― Madame, lui répondis-je en me levant, ma pauvre mère se meurt. Je devrais être auprès d’elle ; mais, comme elle a toute sa connaissance, et que je suis à bout de mon courage, je suis venu pleurer dehors, afin qu’elle ne m’entendît pas. Je vais la rejoindre, car c’est lâche de pleurer ainsi…

― Oui, dit-elle, il faut avoir assez de courage pour en donner à ceux qui se débattent dans l’agonie. Va retrouver ta mère ; mais avant, dis-moi, tout espoir est-il perdu ? n’a-t-elle pas de médecin ?

― Le médecin n’est pas revenu aujourd’hui, et je comprends qu’il n’y a plus rien à faire.

« Elle me demanda le nom du médecin et celui de ma mère, et, quand elle eut entendu ma réponse : « Quoi ! dit-elle, le mal a donc bien empiré cette nuit ? car, hier soir, il me disait encore qu’il espérait la sauver.

« Ces paroles, qui lui échappèrent dans un mouvement de sollicitude, ne m’apprirent pourtant pas que c’était la princesse de Palmarosa qui me parlait. J’ignorais alors ce que bien des gens ignorent encore aujourd’hui, que cette femme charitable payait plusieurs médecins pour les pauvres gens de la ville, des faubourgs et de la campagne ; qu’enfin, sans jamais paraître et sans vouloir recueillir la récompense de ses bonnes œuvres dans l’estime et la reconnaissance d’autrui, elle s’occupait, avec une assiduité étonnante, de tous les détails de nos maux et de nos besoins.

« J’étais trop absorbé par ma douleur pour faire à ses paroles l’attention que j’y portai depuis. Je la quittai ; mais, en entrant dans la chambre de ma pauvre malade, je vis que la dame voilée m’avait suivi. Elle s’approcha, sans rien dire, du lit de ma mère, prit sa main qu’elle tint longtemps dans les siennes, se pencha sur son visage, consulta son regard, son souffle, et me dit ensuite à l’oreille : Jeune homme, votre mère n’est pas si mal que vous croyez. Il y a encore de la force et de la vie chez elle. Le médecin a eu tort de désespérer. Je vais vous l’envoyer, et je suis sûre qu’il la sauvera.

― Quelle est donc cette femme ? demanda ma mère d’une voix affaiblie ; je ne vous reconnais pas, ma chère, et pourtant je reconnais tout mon monde ici.

― Je suis une de vos voisines, répondit la princesse, et je viens vous dire que le médecin va venir.

« Elle sortit, et aussitôt mon père s’écria : Cette femme, c’est la princesse Agathe ! je l’ai bien reconnue.

« Nous ne pouvions en croire mon père ; nous supposions qu’il se trompait, mais nous n’avions pas le loisir de nous consulter beaucoup là-dessus. Ma mère disait qu’elle se sentait mieux, et bientôt le médecin arriva, lui donna de nouveaux soins, et nous quitta en nous disant qu’elle était sauvée.

« Elle l’était en effet ; et, depuis, elle a toujours dit que la femme voilée qu’elle avait vue à son lit de mort, était sa sainte patronne, qui lui était apparue au moment où elle la priait, et que le souffle de cet esprit bienheureux lui avait rendu la vie par miracle. On n’ôterait pas cette pieuse et poétique idée de l’esprit de ma bonne mère, et mes frères et sœurs, qui étaient alors des enfants, la partagent avec elle. Le médecin n’a jamais voulu avoir l’air de comprendre ce que nous lui disions quand nous lui parlions d’une femme en mazzaro noir, qui n’avait fait qu’entrer chez nous et sortir, en nous annonçant sa visite et le salut de ma mère.

« On dit que la princesse exige de tous ceux qu’elle emploie à ses bonnes œuvres un secret absolu, et on ajoute même que sa modestie à cet égard est poussée presque à l’état de manie. Pendant bien des années, son secret a été gardé ; mais, à la fin, la vérité perce toujours, et, à l’heure qu’il est, plusieurs personnes savent qu’elle est la providence cachée des malheureux. Vois pourtant l’injustice et la folie des jugements humains ! Quelques-uns disent, parmi nous, qu’elle a commis un crime, qu’elle a fait un vœu pour l’expier ; que sa noble et sainte vie est une pénitence volontaire et terrible ; qu’au fond, elle hait tous les hommes au point de ne vouloir échanger aucune parole de sympathie avec ceux qu’elle assiste ; mais que la peur du châtiment éternel la force à consacrer ainsi sa vie aux œuvres de charité.

« C’est affreux, n’est-ce pas, de juger ainsi ? Voilà pourtant ce que j’ai entendu dire, bien bas il est vrai, par de vieilles matrones réunies autour de ma mère pendant la veillée, et ce que répètent parfois des jeunes gens, frappés de ces étranges suppositions. Pour moi, j’étais bien persuadé que je n’avais pas vu un fantôme, et, quoique mon père, craignant de perdre la protection de la princesse, s’il trahissait son incognito, n’osât plus affirmer que ce fût elle qui nous était apparue, il l’avait dit d’abord avec tant de naturel et d’assurance que je n’en pouvais pas douter.

« Dès que ma mère fut en voie de guérison, j’allai offrir au médecin le paiement de ses soins ; mais, chez lui, comme chez le pharmacien du quartier, mon argent fut refusé. À mes questions, ils répondirent, selon la leçon qui leur a été faite, qu’une secrète association de riches et pieuses personnes les indemnisait de leurs peines et de leurs dépenses. »

XVI.

SUITE DE L’HISTOIRE DE MAGNANI.

« Mon cerveau commençait à travailler, dit Magnani, poursuivant son récit. À mesure que le chagrin qui m’avait accablé faisait place à la joie, ce qu’il y avait eu de romanesque dans mon aventure me revenait dans la mémoire. Les moindres détails s’y retraçaient et prenaient un charme enivrant. La voix douce, la stature élégante, la démarche noble, la main blanche de cette femme, étaient toujours devant mes yeux. Une bague d’une certaine forme qu’elle portait m’avait frappé, au moment où elle interrogeait le pouls de la pauvre agonisante.

« Je n’étais jamais entré dans le palais Palmarosa. Il n’est point ouvert aux étrangers ou aux curieux des en-