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LE PICCININO.

Mais il n’échappa point à l’humiliation qu’il fuyait. « Ah ! s’écria Pier-Angelo, le voilà, monseigneur ! Tenez, vous me demandiez s’il était beau garçon, vous voyez !

― Eh ! certes, il est fort bien tourné, ce drôle-là ! dit le vieux noble en se plaçant devant Michel, et en le toisant de la tête aux pieds, tout en roulant sa douillette autour de lui. Eh bien ! je suis très-content de ta peinture en décor, mon garçon ; je l’ai remarquée. Je le disais à ton père, que je connais depuis longtemps : tu mériteras un jour de lui succéder dans la possession de sa clientèle, et, si tu ne cours pas trop la prétentaine, tu ne seras jamais sur le pavé, toi ! Du moins, si cela t’arrive, ce sera bien ta faute. Appelle-moi ma voiture ; dépêche-toi : il fait un petit vent frais, cette nuit, qui n’est pas bon quand on sort d’une cohue étouffante.

― Mille pardons, Excellence, répondit Michel furieux, je crains cette brise pour moi-même.

― Que dit-il ? demanda le vieillard à Pier-Angelo.

― Il dit que la voiture de Votre Excellence est devant la porte, répondit Pierre, qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire.

― C’est bien ; je le prendrai à la journée chez moi, avec toi, quand j’aurai de l’ouvrage à te donner.

― Ah ! mon père ! s’écria Michel dès que le vieux seigneur fut sorti, vous riez ! cet homme inepte vous traite comme un valet, et vous vous prêtez à cet office en riant !

― Cela te fâche, répondit Pierre, pourquoi donc ? Je ris de ta colère et non du sans-gêne du bonhomme. N’ai je pas promis d’aider les domestiques de la maison en toutes choses ? Je me trouve là, il me demande sa douillette, il est vieux, infirme, bête, trois raisons pour que j’aie compassion de lui. Et pourquoi le mépriserais-je ?

― Parce qu’il vous méprise, lui !

― Selon toi, mais non selon l’idée qu’il se fait des choses de ce monde. C’est un vieux dévot, jadis libertin. Autrefois, il corrompait les filles du peuple ; aujourd’hui il fait l’aumône aux pauvres mères de famille. Dieu lui pardonnera ses vieux péchés sans nul doute. Pourquoi serais-je plus collet-monté que le bon Dieu ? Va, la différence que la société établit parmi les hommes n’est ni si réelle ni si sérieuse que tu crois, mon enfant. Tout cela s’en va a volo, peu à peu, et si ceux qui ont le cœur chatouilleux se raidissaient moins, toutes ces barrières ne seraient bientôt plus que de vaines paroles. Moi, je ris de ceux qui se croient plus que moi, et je ne me fâche jamais. Il n’est au pouvoir d’aucun homme de m’humilier, tant que je suis en paix avec ma conscience.

― Savez-vous, mon père, que vous êtes invité à dîner demain chez le marquis de la Serra ?

― Oui, c’est convenu, répondit tranquillement Pier-Angelo. J’ai accepté, parce que cet homme n’est pas ennuyeux comme la plupart des grands seigneurs. Ah ! qu’il faudrait me payer cher pour me décider à passer deux heures de suite avec certains d’entre eux ! Mais le marquis est homme d’esprit. Veux-tu venir avec moi chez lui ? N’accepte qu’autant que cela te plaira, Michel, entends-tu bien ? Il ne faut se gêner avec personne, si l’on veut garder la franchise du cœur. »

Il y avait bien loin apparemment de l’idée que Pier-Angelo se faisait de l’honneur d’une pareille invitation à celle que Michel s’était forgée de son entrée triomphante dans le monde. Enivré d’abord de ce qui lui semblait être de l’amour chez la princesse, puis, étourdi de la bienveillance du marquis, qui atténuait le prodige sans l’expliquer, enfin, irrité de l’insolence de l’homme à la douillette, il ne savait plus où se prendre. Ses théories sur les victoires du talent tombaient devant la simplicité insouciante de son père, qui acceptait tout, l’hommage et le dédain, avec une gratitude tranquille ou une gaieté railleuse.

Aux portes du palais, Michel rencontra Magnani, qui se retirait aussi. Mais, au bout de cent pas, les deux jeunes gens, ranimés par l’air matinal, résolurent, au lieu de s’aller coucher, de tourner la colline et de contempler le lever du jour qui commençait à blanchir les flancs de l’Etna. Arrivés à mi-côte, sur une colline intermédiaire, ils s’assirent sur un rocher pittoresque, ayant à leur droite la villa Palmarosa, tout éblouissante encore de lumières et retentissante des sons de l’orchestre ; de l’autre, la fière pyramide du volcan, avec les régions immenses qui montent en gradins de verdure, de rochers et de neiges jusqu’à son sommet. C’était un spectacle étrange et magnifique. Tout était vague dans cette perspective infinie, et la région piedimonta se distinguait à peine de la zone supérieure, dite région nemorosa ou silvosa. Mais, tandis que l’aube, reflétée par la mer, glissait en lueurs pâles et confuses sur le bas du tableau, la cime du mont dessinait avec netteté ses déchirures grandioses et ses neiges immaculées sur l’air transparent de la nuit, qui restait bleu et semé d’étoiles sur la tête du géant.

Le calme sublime, l’imposante sérénité de ce pic voisin de l’empyrée, contrastaient avec l’agitation répandue dans les alentours du palais. Cette musique, ces cris des valets et ce roulement des voitures semblaient, en face de l’Etna paisible et muet, un résumé dérisoire de la vie humaine en face de l’abîme mystérieux de l’éternité. À mesure que le jour augmenta, les cimes pâlirent encore, et la splendide banderole de fumée rougeâtre qui avait traversé le ciel bleu, devint bleue elle-même et se déroula comme un serpent d’azur sur un fond d’opale.

Alors, le tableau changea d’aspect, et le contraste se trouva renversé. Le bruit et le mouvement s’apaisaient rapidement vers le palais, et les horreurs du volcan devenaient visibles ; ses aspérités redoutables, ses gouffres béants, et toutes les traces de désolation qu’il avait imprimées au sol, de son cratère jusqu’à ses pieds, jusque bien au delà de la place d’où Michel et Magnani le contemplaient, jusqu’à la rade enfin, où Catane se trouve enfermée par de nombreux blocs de lave noire comme l’ébène. Cette nature terrible semblait bravée et insultée par les phrases rieuses que l’orchestre ne jouait plus que mollement et par les clartés mourantes qui couronnaient le frontispice du palais. Par instants, la musique et la lumière des flambeaux semblaient vouloir se ranimer. Des danseurs acharnés forçaient sans doute les ménétriers à secouer leur engourdissement. Les bougies consumées enflammaient peut-être leurs collerettes de papier rose. Il est certain qu’on eût dit, de cet édifice lumineux et sonore, que l’insouciante gaieté de la jeunesse y luttait contre l’accablement du sommeil ou les langueurs de la volupté, tandis que l’impérissable fléau de ce pays superbe envoyait dans les airs sa fumée ardente, comme une menace de destruction qu’on ne braverait pas toujours en vain.

Michel-Ange Lavoratori était absorbé par la vue du volcan, Magnani avait plus souvent les yeux fixés sur la villa. Tout à coup il laissa échapper une exclamation, et son jeune ami, suivant la direction de ses regards, vit une forme blanche qui semblait flotter comme un point dans l’espace. C’était une femme qui marchait lentement sur la terrasse escarpée du palais.

― Elle aussi, s’écria involontairement Magnani, contemple le lever du jour sur la montagne. Elle aussi rêve et soupire peut-être !

― Qui ? demanda Michel, dont l’esprit s’était un peu raidi contre sa propre chimère. As-tu d’assez bons yeux pour voir d’ici si c’est la princesse Agathe ou sa camériste qui prend le frais sur les balcons ? »

Magnani cacha sa tête dans ses deux mains et ne répondit point.

« Ami, reprit Michel, frappé d’une subite divination, veux-tu être sincère avec moi ? La grande dame dont tu es épris, c’est madame Agathe !

― Eh bien, pourquoi ne l’avouerais-je pas ? répondit le jeune artisan avec un accent de profonde douleur : peut-être me repentirai-je tout à l’heure d’avoir livré à un enfant que je connais à peine, un secret que je n’ai pas laissé pressentir à ceux qui devraient être mes meilleurs amis. Il y a apparemment une raison fatale à ce besoin d’épanchement qui m’entraîne tout à coup vers toi. Peut-être que c’est l’heure avancée, la fatigue, l’ex-