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LE PICCININO.

charmes ; il n’en venait point à bout. Il semblait qu’elle nageât dans un fluide magique qui la préservait d’être étudiée comme une autre femme. De temps en temps, croyant l’avoir comprise, il fermait les yeux et tâchait de faire son portrait dans sa mémoire, de la dessiner en imagination, avec des traits de feu, sur ce voile noir qu’il tendait lui-même devant lui en abaissant ses paupières. Mais, alors, il ne voyait plus que des lignes confuses et ne se représentait aucune figure distincte. Il était forcé de rouvrir les yeux à la hâte et de la contempler avec anxiété, avec délices, avec surprise surtout.

Car il y avait en elle quelque chose d’inouï. Elle était naturelle ; seule de toutes les femmes que Michel venait de voir, elle ne paraissait pas songer à elle-même ; elle ne s’était composé aucun air, aucun maintien ; elle ne savait pas ou ne voulait pas savoir ce qu’on penserait d’elle, ce qu’on sentirait pour elle en la regardant : elle avait la tranquillité d’un esprit détaché de toutes les choses humaines, et l’abandon qu’elle aurait eu dans une solitude complète.

Et pourtant elle était parée comme une vraie princesse ; elle donnait un bal, elle étalait son luxe, elle jouait son rôle de grande dame et de femme du monde, tout comme une autre, apparemment. Pourquoi donc cet air de madone, cette méditation intérieure, ou ce ravissement de l’âme au-dessus des vanités terrestres ?

Elle était une énigme vivante pour l’imagination inquiète du jeune artiste. Quelque chose de plus étrange encore le bouleversait, c’est qu’il lui semblait ne pas l’avoir vue ce jour-là pour la première fois.

Où pouvait-il l’avoir déjà rencontrée ? Il rassemblait en vain tous ses souvenirs. Lorsqu’il était arrivé à Catane, son nom même avait été nouveau pour lui. Une personne d’aussi grande maison et si remarquable par sa richesse, sa beauté et sa réputation de vertu, n’avait pu venir à Rome incognito. Michel se creusait l’esprit. Il ne se rappelait aucune circonstance où il eût pu la voir ; d’autant plus qu’en la regardant, il ne se figurait pas la connaître un peu, mais la connaître intimement depuis longtemps, depuis qu’il était au monde.

Quand il eut bien cherché, il se dit qu’il y avait à cela une raison abstraite. C’est qu’elle était le vrai type de beauté qu’il avait toujours rêvé sans pouvoir le saisir et le produire. C’était un lieu commun poétique. Il lui fallait bien s’en contenter, faute de mieux.

Mais la princesse n’était pas seule, car elle parlait, et Michel s’aperçut bientôt qu’elle était là, tête à tête avec un homme. C’était certainement une raison pour l’engager à se retirer, mais la retraite était difficile. Pour conserver à la grotte son obscurité mystérieuse et empêcher l’éclat des lumières de la salle de bal d’y pénétrer, on avait masqué l’entrée par un grand rideau de velours bleu, que notre curieux venait, par le plus grand hasard du monde, d’écarter un peu pour passer, sans que les deux personnes occupées à causer y fissent attention. L’entrée de cette grotte, étant de moitié moins grande que l’intérieur, formait un cadre, non de rochers factices, comme cela pourrait être arrangé chez nous, dans nos imitations de rococo, mais de véritables blocs de lave vitrifiés ou nuancés de diverses couleurs, échantillons étranges et précieux qu’on avait recueillis jadis dans le cratère même du volcan, pour les enchâsser comme des joyaux dans la maçonnerie. Cette corniche brillante formait donc une saillie assez considérable pour cacher Michel, qui pouvait regarder à travers ses anfractuosités. Mais, pour sortir tout à fait, il fallait encore toucher au rideau, et, cette fois, il était difficile d’espérer que la princesse ou son interlocuteur fussent assez distraits pour ne pas s’en apercevoir.

Michel s’avisa de tout cela trop tard pour réparer son imprudence. Il n’était plus temps de sortir naturellement, comme il était entré. Et puis, il était cloué à sa place par une inquiétude et une curiosité ardentes. Cet homme, qui était là, c’était sans doute l’amant de la princesse.

C’était un homme de trente-cinq ans environ, d’une haute stature et d’une figure grave et douce, admirablement belle et régulière. Dans sa manière d’être assis en face d’Agathe, à une distance qui tenait le milieu entre le respect et l’intimité, il n’y avait pourtant rien à reprendre ; mais quand Michel eut recouvré assez de sang-froid pour entendre les paroles qui frappaient ses oreilles, il crut voir un indice certain d’affection partagée dans cette phrase que prononça la princesse :

― Dieu merci, personne ne s’est encore avisé de lever ce rideau et de découvrir cette retraite charmante : malgré l’espèce de coquetterie que je pourrais mettre à y conduire mes hôtes (car elle est décorée à ravir, ce soir), je voudrais pouvoir y passer cette nuit toute seule, ou avec vous, marquis, pendant que le bal, le bruit et la danse iraient leur train derrière le rideau.

Le marquis répondit, d’un ton qui n’indiquait pas un homme avantageux :

― Vous auriez dû faire fermer tout à fait la grotte, par une porte dont vous auriez eu la clé, et vous en faire un salon réservé, où vous seriez venue de temps en temps vous reposer de la chaleur, de la lumière et des compliments. Vous n’êtes plus habituée au monde, et vous avez trop compté sur vos forces. Vous serez horriblement fatiguée demain matin.

― Je le suis déjà ; mais ce n’est pas le monde et le bruit qui m’ont brisée ainsi en un instant.

― Cela, je le conçois, chère amie, dit le marquis en pressant fraternellement la main d’Agathe dans les siennes. Tâchez de vous en distraire, du moins pour quelques heures, afin qu’il n’y paraisse point ; car vous ne pouvez échapper aux regards, et, hormis cette grotte, vous ne vous êtes pas laissé, dans tout votre palais, un coin où vous puissiez vous réfugier, sans traverser une foule de salutations obséquieuses, de regards curieux…

― Et de phrases banales dont je me sens déjà le cœur affadi, répondit la princesse en s’efforçant de sourire. Comment peut-on aimer le monde, marquis ! concevez-vous cela ?

― Je le conçois pour les gens satisfaits d’eux-mêmes, qui croient toujours avoir du profit à se montrer.

― Tenez, le bal est charmant ainsi, à distance, quand on ne le voit pas, et qu’on n’y est pas vu. Ce bourdonnement, cette musique qui nous arrivent, et l’idée qu’on s’amuse ou qu’on s’ennuie là-bas, sans que nous soyons forcés de nous en mêler, ont du piquant et presque de la poésie.

― On dit pourtant aujourd’hui que vous allez vous réconcilier avec le monde, et que cette fête splendide à laquelle vous a décidé l’amour des bonnes œuvres, va vous donner le goût d’en donner ou d’en voir d’autres. Enfin, c’est un bruit que vous allez changer toutes vos habitudes, et reparaître comme un astre trop longtemps éclipsé.

― Et pourquoi dit-on une si étrange chose ?

― Ah ! pour vous répondre, il faudrait que je me fisse l’écho de tous les éloges que vous n’avez pas voulu recueillir, et je n’ai pas l’habitude de vous dire même des vérités, quand cela pourrait ressembler à des fadeurs.

― Je vous rends cette justice, et je vous autorise, ce soir, à me redire tout ce que vous avez entendu.

― Eh bien ! l’on dit que vous êtes encore plus belle que toutes celles qui se donnent de la peine pour le paraître ; que vous effacez les femmes les plus brillantes et les plus admirées, par une certaine grâce qui n’appartient qu’à vous, et par un air de simplicité noble qui vous gagne tous les cœurs. On recommence à s’étonner que vous viviez dans la solitude, et… faut-il tout dire ?

― Oui, tout absolument.

― On dit (je l’ai entendu de mes oreilles, en coudoyant des gens qui ne me croyaient pas si près) : « Quelle fantaisie singulière a-t-elle donc de ne pas épouser le marquis de la Serra ? »

― Allez, allez, marquis, dites encore, ne craignez rien ; on dit sans doute que j’ai d’autant plus de tort que vous êtes mon amant ?

― Non, Madame, on ne dit point cela, répondit le marquis d’un ton chevaleresque, et on ne le dira point