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LE SECRÉTAIRE INTIME.

temps de sa vie. C’est là que pendant six mois il s’était abandonné aux douceurs d’une amitié si sainte et d’une admiration si fervente. Mais combien de souffrances et d’agitations ! quel siècle de peines et d’événements le séparait déjà de cet heureux souvenir ! Combien d’injures, de colères et d’injustices s’étaient accumulées sur sa conscience depuis un mois, un mois fatal, plus rempli à lui seul de soucis et de tergiversations que toutes les années de sa vie ! « Mais que lui dirai-je pour m’excuser ? pensait-il. Comment pourrai-je lui faire oublier la plus grossière insulte qu’un homme puisse faire à une femme de cœur ?… »

Dans ses perplexités, il lui vint à l’esprit de se conformer aux ordres de Quintilia en lisant les papiers renfermés dans le coffre. Peut-être y trouverait-il une lettre de la princesse pour lui, et cette idée le fit tressaillir d’impatience. Il courut au coffre et prit connaissance de toutes les lettres qu’il contenait. Il ne s’y trouvait pas une ligne pour lui.

XXIII.

Le biographe de la princesse Quintilia, qui nous a transmis les documents relatifs au chevalier Max, n’a jamais pu nous fournir de renseignements précis sur les papiers qu’elle conservait dans son secrétaire. Saint-Julien ne s’est point expliqué à cet égard. Il a dit seulement quelle impression avait produite sur lui cette lecture. Tout nous porte à croire que c’était une collection de lettres autographes adressées à la princesse. Saint-Julien reconnut dans plusieurs de ces lettres l’écriture de Lucioli, avec laquelle il avait eu souvent l’occasion de se familiariser.

Quand il eut refermé le secrétaire, il cacha son visage dans ses mains et resta absorbé dans ses pensées. Puis il le rouvrit et écrivit à la princesse ce qui suit :

« Un témoignage manquait à ceux-ci, et je vais vous le fournir de bonne grâce. À genoux dans votre appartement, seul, et le cœur brisé de remords, je déclare que j’ai été infâme envers vous, que j’ai payé vos bienfaits de la plus noire ingratitude. Il me serait facile de faire comme tous ceux dont l’écriture compose ce recueil, c’est-à-dire de me soumettre à une disgrâce méritée, et de me consoler en disant tout bas à l’oreille de tout le monde que j’ai été votre amant. Tous ceux-là l’ont dit, sans s’inquiéter des preuves du contraire qu’ils vous laissaient entre les mains. Ils savaient bien que vous répugneriez à vous en servir, que vous étiez au-dessus du soupçon dans l’esprit de quelques-uns, et que vous ne feriez pas assez de cas des autres pour vous disculper auprès d’eux. Ainsi, ils vous ont impunément calomniée, et ils ont eu le monde pour les croire, pour les féliciter ou les plaindre aux dépens de votre honneur. J’ai été plus criminel qu’eux tous ; mais je ne serai pas vil. Je ne répondrai pas par un lâche sourire à ceux qui me demanderont ce qui s’est passé entre vous et moi pendant six mois de tête-à-tête. Je leur dirai : « Allez demander à Quintilia quel témoignage de ma gloire elle a entre les mains. Recevez-le, ce témoignage, Madame, comme une expiation de mon forfait, comme le cri d’une conscience déchirée. Vous m’aviez accordé la chaste protection d’une sœur, et je vous en ai récompensée par l’insulte et l’outrage. Je mérite tous les châtiments que vous voudrez m’infliger ; mais je ne crois pas qu’il en existe un plus humiliant et plus atroce que celui que je m’inflige moi-même en signant cet écrit : Louis de Saint-Julien. »

Louis, ayant posé ce papier sur les autres, ferma le coffre de sandal et se promena dans la chambre avec agitation. Le hamac suspendu au milieu, la lampe blême et triste, l’éventail de plumes de paon oublié à terre à côté d’une pantoufle brodée d’argent, un reste de parfum répandu dans l’air, minuit qui sonnait à l’horloge du palais, tout rappelait à Saint-Julien le moment fatal où son erreur l’avait porté à une tentative odieuse. Avec ses remords et son désespoir, son amour se rallumait plus profond et plus grave. Il se jeta à genoux auprès du hamac, et baisa la pantoufle comme une relique ; puis il recommença à parler avec véhémence.

« N’y a-t-il personne ici pour me plaindre ? s’écria-t-il ; car je suis encore plus malheureux que coupable. Oh ! voyez, voyez mes larmes ; croyez-vous qu’elles ne soient pas sincères ? Quintilia, si vous m’entendez, prenez pitié de moi ! Gina, Gina, n’êtes-vous pas là quelque part ? ne voulez-vous pas intercéder pour moi ? Vous êtes bonne, vous ! Et vous, Max ! vous qui êtes heureux, ne serez-vous pas généreux avec moi, ne me pardonnerez-vous pas, pour qu’elle me pardonne, votre Quintilia, votre femme ? Ah ! je l’aime ! oui, je l’aime avec passion ; mais je vous aime aussi et je ne suis pas jaloux ; je souffre, je pleure, voilà tout… Vous ne pouvez pas m’en vouloir, vous savez que j’étais fou ; vous avez vu ce que je souffrais, vous étiez mon ami alors ! ne l’êtes-vous plus ? Spark, où êtes-vous ? J’espère en vous ! Qu’on me dise où est Spark, cet homme si bon et si vrai ! qu’on me laisse aller vers lui ; Spark ! Spark ! »

Las de secouer la porte inflexible et d’invoquer les murailles silencieuses, Julien se laissa tomber épuisé auprès de la fenêtre entr’ouverte. Il y avait encore bal cette nuit-là. Une apparente réconciliation ayant eu lieu entre la princesse et M. de Gurck, cette fête devait clore le mois consacré aux plaisirs. Saint-Julien vit le grand corps de bâtiment qui donnait sur la Celina resplendissant de lumières ; les sons de l’orchestre arrivaient jusqu’à lui, et, de l’aile obscure où il se trouvait alors, il pouvait voir passer et repasser devant les vastes fenêtres de la salle de danse les robes brillantes et les têtes empanachées. Deux ou trois fois il lui sembla reconnaître le costume grec que la princesse portait souvent. La vue de cette fête insouciante aigrit tellement sa douleur, qu’il résolut de sortir de son inaction, dût-il briser les portes.

Mais la consigne venait apparemment d’être levée ; car la première porte qu’il toucha n’offrit plus aucune résistance, et il se trouva seul dans les corridors faiblement éclairés. Il courut au hasard, rencontra des figures qu’il vit à peine, essaya de pénétrer dans le bal, et fut repoussé parce qu’il n’était pas en toilette. Alors il descendit précipitamment le grand escalier, et s’arrêta en voyant la Ginetta sur la dernière marche. Elle avait un costume éblouissant, et, gracieusement appuyée sur un grand vase de jaspe rempli de lis jaunes, elle écoutait, en jouant avec son éventail, les fadeurs de cinq ou six hommes.

Julien, pâle, les cheveux et les vêtements en désordre, s’élança au milieu de ce groupe, et, s’adressant à Gina, lui dit avec agitation : « Mademoiselle, ayez la bonté de m’accorder un instant… » Mais la Gina, l’ayant regardé d’un air froid et dédaigneux, passa son bras sous celui d’un des cavaliers qui l’entouraient, et s’éloigna sans lui répondre, en murmurant à demi-voix quelques paroles ; il crut entendre le mot de matto accolé à son nom. Les jeunes gens qui s’en allaient avec elle se retournèrent plusieurs fois pour regarder Julien. Indigné de ces manières insultantes, il n’osait pourtant en demander raison ; car l’idée que sa folie était le sujet de toutes les conversations, et qu’il ne pouvait plus faire un pas sans être traité avec ironie ou avec mépris, l’écrasait de honte et de crainte. Il se sentait défaillir ; mais, rassemblant toutes ses forces, il se mit à courir dans le jardin, espérant trouver quelqu’un qui le prendrait en pitié. Le jardin lui sembla d’abord presque désert. Bientôt il s’aperçut que des groupes inquiets et curieux se répandaient dans les endroits sombres, et particulièrement vers la partie où était situé le pavillon. Alors il se rappela que la princesse devait y conduire le duc de Gurck pour le mettre en présence de Max, et il se décida à demander à la première personne qu’il rencontra si la princesse était toujours dans la salle de bal. Le personnage auquel il s’adressa n’était rien autre que le gracieux Lucioli. En le reconnaissant, Julien, qui l’avait toujours détesté, fut prêt à lui tourner le dos sans attendre sa réponse. Mais, au lieu de l’air insolent que Lucioli prenait ordinairement de préférence avec Julien, il lui présenta la