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LE SECRÉTAIRE INTIME.

Julien qui a su cacher son indignation dévote, ou qui s’est fait tolérant… Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête des autres ; j’aviserai à voir clair dans la mienne. Si vous me trompez, monsieur le secrétaire intime, ne chantez pas encore victoire. Je ne me tiens pas pour battu, et souvent les choses qui semblent m’échapper sont celles dont je suis sûr, parce qu’alors il me prend envie de m’en emparer… Attendez… Venez avec moi chez le trésorier ; je vous permets de répéter à la princesse tout ce que vous me verrez faire et dire. »

Ils entrèrent ensemble chez le trésorier, et Galeotto présenta le billet qui lui avait été remis cacheté. Lorsque le trésorier énonça la somme qu’il allait compter au jeune page, celui-ci eut un moment d’émotion. C’était beaucoup plus qu’il n’avait espéré dans sa petite ambition, et pendant un instant il abandonna l’idée singulière qui venait de le préoccuper. Mais tandis que le trésorier comptait l’argent, il se mit à marcher dans la salle avec anxiété. Cette petite fortune le mettait à même de satisfaire son goût pour les voyages, et d’aller se présenter d’une manière brillante dans quelque autre cour plus importante que celle de Monteregale. Mais, en même temps qu’il arrivait à l’accomplissement d’un vœu de plusieurs années, il renonçait à une entreprise conçue depuis quelques jours. Dans son amour pour l’intrigue, il avait caressé l’espoir de lutter avec l’expérience et ce qu’il appelait l’habileté de Quintilia. Il s’était proposé pour but de ses premières armes en ce genre d’écarter, ne fût-ce que pendant quelques jours, des rivaux plus hauts et plus arrogants que lui. L’emporter sur eux lui paraissait une satisfaction nécessaire à son amour-propre froissé. Enfin, tandis qu’une vanité cupide l’engageait à prendre l’argent et à chercher ailleurs un autre genre de succès, une vanité raffinée, un véritable dépit d’homme de cour, l’engageaient à sacrifier sa petite fortune à l’espoir incertain d’un frivole triomphe.

Ce dépit l’emporta, et au moment où le trésorier lui présenta une partie de sa fortune en or, et le reste en billets sur diverses banques étrangères qu’il avait désignées d’abord, il demanda du papier pour écrire un reçu, fit une déclaration d’amour à la princesse, et lui annonça qu’il n’avait besoin de rien au monde, puisqu’il allait mourir de chagrin ; puis il redemanda le bon signé d’elle qu’il venait de remettre au trésorier ; il le déchira, en mit les morceaux dans sa lettre, chargea le trésorier de la faire porter à Quintilia, jeta dédaigneusement les billets de banque sur la table, donna un coup de poing théâtral dans les piles d’or, et, tournant le dos au trésorier stupéfait, sortit sans emporter un écu.

Julien, qui ne vit dans cette conduite qu’un acte de fierté, trouva le mouvement très-beau et l’approuva. En même temps il mit tout ce qu’il possédait à la disposition du page.

« Je ne sais pas, je ne sais pas, répéta celui-ci, toujours sur ses gardes. Il est possible que vous soyez de bonne foi, il est possible aussi que vous me fassiez cette offre sans grand mérite. Quoi qu’il en soit, je n’ai besoin de rien ; je ne vais pas loin, et vous ne serez pas longtemps sans entendre parler de moi. Vous pouvez dire cela à Son Altesse. La frontière est à trois lieues d’ici. On peut avoir un pied sur les terres du voisin et un œil dans la résidence… Adieu, adieu. Merci de votre amitié si elle est vraie ; si elle est feinte, on saura s’en passer.

Il monta en voiture en tenant le même langage, et laissa Julien très-offensé et très-affligé de ses doutes. Il demanda à voir la princesse, et lui rapporta la conduite magnanime du page, en la suppliant de le rappeler. Mais Quintilia, qui avait déjà reçu la lettre de Galeotto par son trésorier, ne parut point touchée de cette forfanterie. « Je ne puis pas lui faire grâce, dit-elle ; cesse de me parler de lui, ce serait me déplaire en pure perte. Il t’accuse de lui avoir nui auprès de moi, mon pauvre Julien. Accepte cette injustice en châtiment de celles que tu as commises, et apprends, mon cher enfant, combien il est cruel d’être accusé quand on n’est pas coupable. »

XVII.

Saint-Julien, forcé d’abandonner la cause de Galeotto, alla passer la soirée avec Spark à la taverne du Soleil d’Or. Il lui raconta ce qui était arrivé ; et Spark, avec son optimisme habituel, déclara que le renvoi du page était une mesure fort sage de la part de la princesse et un événement fort heureux pour Saint-Julien. Il tâcha aussi de le consoler des soupçons injurieux de Galeotto, en lui disant que l’estime d’un pareil homme était presque une flétrissure.

Pendant que Spark parlait de la sorte, Saint-Julien crut voir derrière le rideau de coutil de la tente sous laquelle ils étaient assis l’ombre flottante d’un individu de petite taille qui semblait les écouter. Ils parlèrent tout à fait bas, et l’ombre disparut. Mais lorsque, onze heures ayant sonné, Spark, selon sa coutume, eut pris congé de son ami, Saint-Julien, au détour de la rue, qui était fort sombre en cet endroit, se sentit frapper sur l’épaule. Il se retourna vivement et vit un petit homme, enveloppé dans un manteau, qui lui dit à voix basse : « Tais-toi, je suis Galeotto. » Ils prirent une rue déserte et s’entretinrent à demi-voix.

« Eh quoi ! dit Julien, te voilà déjà revenu ? Il n’y a pas plus de six heures que je t’ai vu monter en voiture.

— Il n’en faut pas tant dans un empire où l’on ne peut pas tirer sur un lièvre sans risquer de tuer le gibier de ses voisins. Je me suis fait descendre à la frontière ; j’ai pris une tasse de chocolat et mis mon porte-manteau à l’auberge ; puis, prenant par la route des montagnes, je suis revenu à la résidence sans rencontrer personne. Oh ! doucement, madame Quintilia, vous n’avez pas encore de Sibérie à votre service. Mais écoute, Julien ; je sais à quoi m’en tenir sur ton compte. Tu m’as trahi sans le vouloir et sans le savoir ; tu t’es trahi toi-même ; tu as été confiant comme de coutume, et il faut bien que je te pardonne de m’avoir rendu victime de ta niaiserie, car je présume que tu le seras à ton tour avant peu. Apparemment qu’on a encore besoin de toi, puisqu’on ne nous a pas renvoyés ensemble.

— Que veux-tu dire ? demanda Saint-Julien.

— Écoute, écoute, répliqua le page ; j’ai entendu ta conversation avec cet étudiant, que le diable emporte et dont je ne sais pas le nom.

— Il s’appelle Spark, et c’est le meilleur des hommes.

— Tant mieux pour la Quintilia ; il est son amant, et il paraît qu’il nous recommande au prône. Pauvre homme ! nous pourrons le récompenser de sa peine quelque jour. Le règne d’un homme n’est pas ici de longue durée ; il y a du temps et de l’espoir pour tout le monde.

— Galeotto, je crois que vous êtes fou, dit Saint-Julien ; vous croyez que Spark est l’amant de la princesse. Il ne la connaît pas ; il arrive de Munich. Il l’a vue passer l’autre jour pour la première fois ; il n’a jamais mis le pied au palais…

— Belles raisons ! demandez à M. de Dortan comment on fait connaissance avec les dames. Votre fumeur allemand a la taille assez bien prise, et son fade visage blond vaut bien les favoris teints de Lucioli. Il a vu passer la princesse l’autre jour.

— Quand cela, l’autre jour ? est-ce hier ?

— C’est bien tout ce qu’il faut, je crois. S’il l’a vue passer, c’est qu’il passait aussi apparemment, ou bien il était assis la toque sur l’oreille et la pipe à la bouche. Madame Quintilia ne fume-t-elle pas comme une Géorgienne ? Cette pipe l’aura charmée. Elle lui aura fait un signe, ou Ginetta aura porté un petit billet.

— Galeotto, la tête vous tourne ; le soupçon devient votre monomanie ; si vous continuez ainsi, vous prendrez votre ombre pour un voleur.

— Seigneur Candide, dit le page, savez-vous lire et connaissez-vous l’écriture de la princesse ?

— Eh bien ! eh bien ! qu’as-tu ? dit Julien tout tremblant.