Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, 1854.djvu/299

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
LE SECRÉTAIRE INTIME.

Mais la princesse ne parut émue ni de l’amour de Steinach, ni de celui que Galeotto feignait d’abriter timidement sous les ailes de la diplomatie sentimentale.

« Cela est pitoyable, » dit-elle, quand le page eut fini. Et, lui arrachant la lettre des mains, elle la jeta dans une corbeille de bambou qui était sous le bureau et dans laquelle elle avait coutume d’entasser pêle-mêle tous les papiers inutiles.

« Mais, tout mauvais que soit cet italien, ajouta-t-elle, le comte de Steinach, qui ne sait aucune langue, pas même la sienne, n’aurait jamais été capable de l’écrire. C’est vous qui avez composé ce pathos, Galeotto. » Et, sans attendre sa réponse, elle se tourna vers Julien.

— Écris sous ma dictée une autre lettre, lui dit-elle. Galeotto attendra, et les portera toutes deux à leur adresse. »

Elle lui dicta une formule de renvoi moqueuse et impertinente pour Steinach comme celle destinée à Gurck ; elle la signa de même, la cacheta et la remit en silence à Galeotto. Le page voulut faire une question ; elle lui ferma la bouche d’un regard et lui montra la porte d’un geste.

En attendant qu’il fût de retour, elle s’entretint amicalement avec Saint-Julien. Elle lui parut si franche et si bonne, qu’il céda au mouvement de son propre cœur et se sentit plus que jamais dominé par elle. Les souffrances qu’il avait éprouvées lui rendirent plus vives les joies qu’il retrouvait. Il bénit intérieurement les conseils de son ami et reprit confiance dans la vie.

Au bout d’une heure, Galeotto revint. Il s’était composé un maintien grave et froid ; mais il cachait mal le dépit qu’il éprouvait d’avoir été si rudement traité par Quintilia. Elle était naturellement brusque et emportée ; mais ordinairement elle oubliait en moins d’une heure ses ressentiments et jusqu’à la cause qui les avait produits. Cette fois pourtant, elle reçut le page aussi mal qu’elle l’avait congédié. Il voulut transmettre une réponse verbale du comte de Steinach ; elle lui dit : « Vous répondrez quand je vous interrogerai. » Puis, prenant la lettre de M. de Gurck, elle la décacheta et la passa à Julien.

« Lisez tout haut, lui dit-elle ; et vous, monsieur Galeotto de Stratigopoli, asseyez-vous au bout de la chambre et attendez mes ordres. »

Saint-Julien lut :

« Madame,

« La réponse de Votre Altesse est tellement décisive, que je croirais manquer au respect que je lui dois en insistant davantage. J’obéis à l’ordre qu’elle me donne en lui soumettant textuellement la réclamation de mon souverain.

« Un envoyé de notre cabinet, portant le titre de chevalier et le nom de Max, chargé, il y a quinze ans, de représenter le prince de Monteregale au mariage de Votre Altesse, s’est établi auprès d’elle avec le consentement de ses protecteurs. Mais ayant été rappelé au bout de quatre ans, il n’a point répondu aux ordres de sa cour, et jamais il n’a reparu. Il est sommé aujourd’hui de rendre compte de sa conduite durant cette longue absence et de se présenter devant moi, duc de Gurck, fondé de pouvoir, etc., pour me remettre certains papiers et répondre à certaines questions qui doivent décider de son identité. À défaut de cet acte de soumission de la part du chevalier Max, Votre Altesse serait sommée de donner les preuves de son décès ou de désigner le lieu de sa retraite ; et, à défaut de cette satisfaction, elle serait reconnue en état d’hostilité contre notre gouvernement, etc. »

— Fort bien, dit Quintilia. Reprenez votre plume et écrivez :

« Je ne reconnais à aucun souverain de la terre le droit de me faire une demande arbitraire ou une question absurde. Je n’ai aucun compte à rendre des actions d’autrui ; et jamais prince, petit ou grand, n’a été le gardien des étrangers résidant sur ses terres. Tout ce que je puis faire pour seconder les vœux de votre cour, c’est de vous permettre de publier et d’afficher dans mes États un ordre directement adressé au chevalier Max de la part de son souverain. S’il se rend à cet ordre, je serai charmée de voir cesser vos inquiétudes à son égard. »

Quintilia signa, cacheta, et, s’adressant au page :

« Maintenant, Monsieur, lui dit-elle, qu’avez-vous à dire de la part de M. de Steinach ?

— Le comte, au désespoir…, répondit Galeotto.

— Faites-moi grâce des phrases de M. le comte, interrompit Quintilia ; à quoi se décide-t-il ?

— Il se soumet à vos ordres.

— Quels ordres ? je lui ai donné le choix : partir ou se taire.

— Il se taira.

— À la bonne heure. Celui-là n’est que sot, et je ne veux pas l’offenser s’il ne m’y contraint pas. L’autre est un insolent. Allez porter ma lettre, et revenez. »

La princesse se remit à causer avec Julien de choses étrangères à ce qui venait de se passer. Elle avait tant de calme et de lucidité d’esprit, que Saint-Julien se déclara absurde dans ses soupçons.

Galeotto revint. Il demandait, de la part du duc de Gurck, la faveur d’un entretien particulier avant son départ.

« Nous verrons, répondit Quintilia ; c’est assez s’occuper de ces messieurs pour aujourd’hui. C’est à vous que j’ai affaire, monsieur de Stratigopoli. Voici un billet que vous porterez à mon trésorier. Il vous comptera une somme qui vous mettra en état de voyager durant quelques années. C’est, je crois, l’objet de vos désirs. Vous trouverez bon que d’ici à quelques heures je dispose pour votre remplaçant de l’appartement que vous occupez dans le palais. Pour faciliter votre départ, j’ai commandé des chevaux de poste qui viendront vous prendre ce soir, et qui vous conduiront jusqu’à la frontière. Je vous prie de garder la voiture pour continuer votre voyage. Vous désignerez vous-même la route qu’il vous plaira de prendre. Je fais des vœux pour votre avenir, et j’ai l’honneur de vous saluer. »

Galeotto, frappé de la foudre, pâlit et balbutia ; mais il vit dans les yeux de la princesse que l’arrêt était irrévocable. Il crut que Julien l’avait trahi. Incertain du parti qu’il prendrait, mais forcé d’obéir, et résolu à se venger, il s’inclina profondément et sortit sans dire un seul mot.

Saint-Julien voulut intercéder en sa faveur ; mais la princesse lui imposa silence avec douceur, et lui permit d’aller faire ses adieux au page.

Il le trouva au bas du grand escalier, et témoigna sa surprise et son chagrin avec tant de candeur, que le page en fut ébranlé.

« Si vous n’êtes pas sincère en ce moment, lui dit-il, vous êtes le premier des fourbes et le dernier des hommes. Après tout, je n’en sais rien, je ne pense pas, je crois rêver. Je ne sais ni ce qui m’arrive, ni ce que j’éprouve, ni ce que j’ai à faire.

— Il faut faire semblant d’obéir, lui dit Julien, et attendre à la frontière l’ordre de votre rappel. Il est impossible que la princesse ait des griefs sérieux contre vous. Elle se sera doutée de votre liaison avec Steinach, et elle aura voulu vous effrayer. Mais je vous justifierai de mon mieux ; Gina pleurera à ses pieds, et vous lui écrirez ; elle se laissera fléchir.

— Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page d’un air méfiant. Je ne sais pas si vous ne me trahissez pas ; je ne sais pas si la Gina ne me donne pas ce soir pour successeur le page de Steinach ou le chasseur de Gurck, tandis que la princesse recevra dans le pavillon mystérieux Rosenhaïm, qu’elle embrassait si tendrement cette nuit sur le seuil en l’appelant son seul amour, ou bien le duc de Gurck qui saura peut-être se faire craindre, ou le Steinach qu’elle fait semblant de rudoyer, ou le tendre