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LE SECRÉTAIRE INTIME.

en public ! c’est là de la force, et bien des hommes ne l’auraient pas.

— J’espère que vous ne l’auriez pas vous-même, dit Saint-Julien en lui tournant le dos.

— Attendez ! encore un mot avant d’aller vous coucher, lui cria Galeotto. Avez-vous découvert quelque chose sur le Rosenhaïm ?

— Rien sur celui-là, répondit Saint-Julien.

— Que sera-t-il devenu ? dit Galeotto. Maître Cantharide est dans ce secret : il aura piqué ce criocère avec une épingle, et il l’aura mis dans un de ses cartons.

— Faut-il s’inquiéter de ce que devient un homme, dit Saint-Julien, dans une cour où un importun s’évapore comme une goutte d’eau sèche au soleil ?

— Je crois que tu tournes mes métaphores en ridicule, dit le page ; je te pardonne si tu te charges de pénétrer dans le pavillon du parc.

— Dans le pavillon où le professeur d’histoire naturelle fait ses expériences, et s’amuse à trancher, la nuit, de l’astrologue et de l’alchimiste en braquant son télescope vers la lune, et en effrayant les chiens par d’innocentes explosions d’électricité ?

— Il y a autre chose dans ce pavillon, dit le page, qu’une vieille parodie de sorcier et un tonnerre de poche.

— Madame Cavalcanti fait-elle semblant d’aller s’entretenir avec les ombres, en y traitant ses galants la nuit ? Bah ! c’est là qu’est caché l’amant mystérieux du trimestre, le monsieur de Rosenhaïm ?

— Peut-être ! Mais cet amant-là est peut-être plus qu’un amant… Il y avait peut-être quelque principe politique, quelque projet diplomatique, sous ce masque de criocère. Ce n’est pas moi qui ai été dupe des jongleries du professeur. Ce Rosenhaïm me fait l’effet d’un antidote opposé aux philtres de Gurck et de Steinach… Mais enfin il n’est ici que depuis trois jours, et depuis trois ans je vois la princesse fréquenter le pavillon. Sais-tu un conte étrange que m’a fait la Ginetta ?

— Voyons.

— Un jour que, selon sa coutume, elle défendait sa maîtresse avec chaleur, elle crut m’ôter toute envie de croire à l’assassinat de Max en me disant que Son Altesse l’avait aimé passionnément, et que c’était le seul homme qu’elle eût aimé ainsi. Je lui répondis que je le croyais comme elle, et d’autant plus que c’était le seul que Son Altesse eût fait assassiner. Alors Ginetta se mit tout à fait en colère, ce qui la rendit bavarde une seule fois en sa vie. Elle me dit que non-seulement Son Altesse avait aimé Max, mais qu’elle l’aimait encore, tout mort qu’il était. La preuve, ajouta-t-elle, c’est que tous les jours elle va s’enfermer dans le souterrain du pavillon auprès d’une tombe de marbre qu’elle y a fait secrètement construire, et… Mais vraiment, Julien, vous me regardez d’un air si dédaigneux que je n’ose pas continuer cette histoire. Elle est fantasque à tel point que vous allez me rire au nez si j’ai seulement l’audace de la répéter telle qu’on me l’a donnée.

— Comme je pense que vous n’y ajoutez pas foi… dit Julien.

— Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page. Les femmes sont si romanesques, et les vastes cerveaux tiennent tant de choses ! Chez les êtres doués d’intelligence et de force, il y a de si singuliers contrastes, de si ténébreuses rêveries ! Bah ! dans ce monde, il faut tout croire et ne rien croire. Il faut voir !

— Mais enfin, dit Julien, cette tombe de marbre ?…

— Contient une boîte d’or, s’il faut en croire la Ginetta.

— Et cette boîte d’or, que contient-elle ?

— Je n’en sais rien, et la Ginetta prétend n’en rien savoir ; mais elle dit que cette boîte a la forme et le volume de celles dans lesquelles on embaume des cœurs humains…

— Cette histoire est dégoûtante, dit Julien d’un air sombre, après un long silence. Assassiner un homme et le pleurer, lui faire percer le cœur à coups de poignard, et le faire ensuite arracher de ses entrailles pour l’embaumer et le conserver comme une relique ou comme un trophée ; s’enfoncer tous les jours dans une cave avec un tombeau et un remords, et en sortant de là se prostituer au premier passant… si tout cela est possible, à la bonne heure. Il frappa du pied le parquet avec violence, et, portant sa main à son front, il s’écria avec angoisse : « Ô mon père, mon vieux château, mes laboureurs, mes bois, mes livres, mon pays ! où êtes-vous ? où est le temps où j’ignorais tout ce que je sais à présent ? »

Il était si triste et si abattu que Galeotto n’osa pas le railler, comme il faisait ordinairement lorsqu’il se livrait à sa sensibilité. Julien se promena en silence dans la chambre, puis il ajouta d’un ton amer :

« Si cet amant inconnu est caché dans le pavillon, ce doit être une savoureuse émotion pour elle que de recevoir ses caresses auprès du mausolée de Max. Peut-être est-ce dans cette cave que le malheureux a été massacré ? Peut-être que sa tombe sert de lit aux monstrueux plaisirs de Quintilia ? Quelle horreur ! Il me semble que je rêve. En effet, elle s’est vantée à moi aujourd’hui d’avoir enseveli son propre cœur dans un cercueil. C’est là une belle métaphore ! mais elle n’a pas dit qu’elle y eût enseveli son corps, et pardieu ! elle a bien fait, car il y aurait assez de gens pour lui donner un démenti… Tenez,… levez-vous et venez à la fenêtre. Voyez-vous cette étincelle pâle et furtive qui court le long des allées du parc ? C’est la petite lanterne sourde qu’on a donné ordre à Ginetta d’allumer pour aller au rendez-vous.

— En vérité ? cria le page en s’habillant précipitamment.

— Oui, dit Julien, c’est une distraction qu’on a eue devant moi. Mais que faites-vous donc ?

— Parbleu ! je m’habille et j’y cours. Quoi ! il y a un rendez-vous à épier, et vous ne me le dites pas ! et je reste là à babiller quand je devrais être sur la piste de la louve !

— Voilà le seul mot à propos que vous ayez dit de la journée, dit sèchement Julien en le voyant s’enfuir à demi habillé et se glisser comme un chat dans l’ombre des corridors. »

Julien alla se mettre au lit ; mais il eut un sommeil affreux. Il rêva que des assassins se jetaient sur lui, lui ouvraient la poitrine et en arrachaient son cœur tout palpitant, tandis que Quintilia, debout, immobile et pâle, vêtue d’une grande robe rouge, les regardait opérer avec un horrible sang-froid en leur tendant une boîte d’or ciselé toute pleine de sang.

XV.

Saint-Julien passa la journée enfermé dans sa chambre, résolu à se faire passer pour malade si la princesse le faisait demander. Mais elle ne le demanda pas ; et, fatigué de souffrir seul, il sortit vers le soir pour se distraire un peu. Il se rappela alors l’étudiant dont il avait fait la connaissance la veille, et avec lequel il avait un rendez-vous à la taverne du Soleil-d’Or.

Il le trouva déjà à table, fumant vis-à-vis une cruche de bière non débouchée et de deux verres retournés.

Ils s’abordèrent cordialement ; mais Saint-Julien ne put prendre sur lui d’être gai, et l’étudiant se chargea obligeamment de faire presque tous les frais de la conversation. Il se montra encore plus aimable que la veille, et ils restèrent ensemble jusqu’à onze heures du soir. Alors Spark se leva, disant qu’il était esclave de ses habitudes régulières, et qu’il ne se couchait jamais plus tard. Mais il lui proposa une partie de promenade pour le lendemain. Saint-Julien ne désirait rien tant que de fuir l’air de la cour : il fit demander le lendemain à Quintilia si elle n’aurait point d’ordre à lui donner dans la journée ; et, comme elle lui fit répondre qu’il pouvait disposer de son temps le reste de la semaine, il ne passa à la résidence, durant plusieurs jours, que les heures consacrées au sommeil. Il employa toutes ses journées à errer dans les montagnes, tantôt seul, tantôt avec son étudiant allemand, qui, chaque jour, l’attirait par une sympathie plus vive.