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LE SECRÉTAIRE INTIME.

comme un métal brut, je ne me suis façonnée à la guise de personne.

« On ne s’isole pas impunément, Julien, et j’ai dû m’attendre à inspirer la défiance et la haine. Elles ne m’ont pas fait céder un pouce de terrain. La personne qui est aujourd’hui devant vous est la même qui entra dans son indépendance il y a dix ans, et qui traversa toutes choses sans y rien laisser d’elle. J’ai pris beaucoup d’autrui, je n’ai rien donné qu’à Dieu et à une tombe. »

Ce mot de tombe se mêla à je ne sais quelle idée dans l’esprit de Julien. Il éprouva une certaine terreur dont il ne put se rendre compte.

La princesse continua :

« Absolument insensible aux petites ambitions qui eussent pu enivrer une autre, résolue à vivre en moi-même, et ne trouvant la vie possible qu’avec un sentiment et une idée étrangers à tout ce qui m’environnait socialement, je me suis arrangée pour rendre au moins supportable l’existence que j’avais embrassée. Je me suis livrée à tous mes goûts, j’ai cherché toutes les distractions, toutes les amitiés qui me tentaient. J’ai aimé la chasse, la fatigue, la science, l’étude, et j’ai rêvé l’amitié, ayant, comme je vous l’ai dit, enseveli l’amour à part. L’amitié m’a souvent trompée, et cependant j’y crois encore. Mon âme s’est habituée à l’espérer. Si cette espérance devient irréalisable, je saurai encore bien vivre sans elle. Il y a quelque chose dans cette âme qui peut se passer de vous tous ; mais ma vie peut être plus belle, mon cœur plus stoïque, ma conduite plus ferme, ma conscience plus heureuse si l’amitié me sourit. C’est pourquoi, Julien, je fais pour vous ce que je n’ai fait que pour bien peu de gens : je m’explique et je me justifie. Si vous avez l’âme fière et le cœur pur, comme je n’en doute pas, vous comprendrez quelle preuve d’amitié je vous donne ici. »

Saint-Julien, subjugué, s’inclina profondément. Elle lui fit signe qu’elle avait encore à lui parler, et elle continua :

« Rester fidèle à un serment, à un souvenir, à un nom, ce n’est pas un rôle possible à proclamer pour une femme riche et adulée ; ce serait chercher la raillerie, porter un défi à tous les désirs, s’exposer à des dangers qui ne sont pas dans la vie ordinaire. Je gardai mon secret aussi religieusement que mon cœur ; et, repoussant toute explication, toute proclamation de sentiment, je marchai dans une voie cachée sans dire où je prétendais aller. J’y marchai sans affectation, sans hypocrisie, sans plaintes, sans forfanterie ; j’y marchai le front levé, la main ouverte, l’esprit libre, l’œil clairvoyant et l’oreille fermée à la flatterie. Voyez-vous que j’aie fait beaucoup de mal autour de moi ?

— Non, Madame. Je sais que vous êtes un bon prince, dit Julien attendri. Hélas ! pourquoi ne voulez-vous être que cela ?

— Ne me plains pas et ne m’admire pas, répondit-elle. D’abord ma souffrance fut amère ; mais Dieu fit un miracle, et je devins heureuse. Ceci est un secret que je ne puis te révéler maintenant, mais que je te dirai, j’espère, quelque jour. Sache bien seulement que j’ai eu dès lors peu de mérite à garder ma résolution, et que les avantages de mon sort l’ont emporté de beaucoup sur ses inconvénients. Ces inconvénients ont été graves pourtant, Julien, et vous me les avez fait sentir plus cruellement qu’un autre. Vous m’avez jugée sur les apparences, comme vous faites tous, et vous avez dit : Cela n’est pas, parce que cela n’est pas probable. Avec un tel raisonnement on évite cent déceptions et on manque une amitié. Manquer une amitié, Julien, c’est faire une grande perte, car, si l’on rencontrait une seule amitié parfaite dans toute sa vie, on pourrait presque se passer d’amour. Honneur aux âmes courageuses qui se livrent, et qui n’ont pas peur des trahisons ! celles-là boivent la coupe d’Alexandre et risquent leur vie pour conquérir un ami. Eh bien ! moi, j’ai cherché des amis, et pour les trouver j’ai joué plus que ma vie : j’ai exposé ma réputation, et Dieu sait si elle a dû être salie et insultée par ceux qui ne m’ont pas comprise, et qui m’ont prise pour le but de leurs viles ambitions. En les détrompant, je suis devenue leur ennemie, et il n’est point de calomnie si noire qu’ils n’aient inventée. Vous avez cru peut-être, en me voyant continuer ma route, que je n’entendais pas les cris et les huées dont on me poursuivait ? Vous pensez que j’accueille imprudemment un homme comme confident, comme serviteur ou comme ami, sans savoir qu’on le fera passer pour mon amant, et que peut-être lui-même ira s’en vanter. Je sais ou je prévois tous les dangers de mes hardiesses ; mais j’ose toujours : je puise mon courage à une source inépuisable, ma loyauté. Le monde ne m’en tient pas compte ; mais je marche toujours, et j’arriverai peut-être à le convaincre. Un jour il me connaîtra sans doute, et si ce jour n’arrive pas, peu m’importe, j’aurai ouvert la voie à d’autres femmes. D’autres femmes réussiront, d’autres femmes oseront être franches ; et sans dépouiller la douceur de leur sexe, elles prendront peut-être la fermeté du vôtre. Elles oseront se confier à leur propre force, fouler aux pieds l’hypocrite prudence, ce rempart du vice, et dire à leur amant : « Celui-ci n’est que mon ami, » sans que l’amant les soupçonne ou les épie…

— Rêve doré, répondit Julien, espoir d’une âme enthousiaste !

— Non, je ne suis pas enthousiaste, reprit-elle ; mais je me connais, je me sens, et quand je porte mes regards sur le passé, je vois toute ma vie faite d’une seule pièce, et je me dis que certes je ne suis pas la seule au monde qui n’ait jamais menti. Ne me prenez pas pour une femme vertueuse, Julien. Je ne sais pas ce que c’est que la vertu ; j’y crois, comme on croit à la Providence, sans la définir, sans la comprendre. Je ne sais pas ce que c’est que de combattre avec soi-même ; je n’en ai jamais eu l’occasion. Je ne me suis jamais imposé de principes, je n’en ai jamais senti le besoin ; je n’ai jamais été entraînée où je ne voulais pas aller : je me suis livrée à toutes mes fantaisies sans jamais être en danger. Un homme qui n’a pas en son âme de plaie honteuse à cacher peut boire jusqu’à perdre la raison et montrer à nu tous les replis de sa conscience. Une femme qui n’aime pas le vice peut ne pas le craindre ; elle peut traverser cette fange sans faire une seule tache à sa robe ; elle peut toucher aux souillures de l’âme d’autrui comme la sœur de charité touche à la lèpre des hôpitaux, elle a le droit de tolérance et de pardon, et si elle n’en use pas, c’est qu’elle est méchante. Être méchante et chaste, c’est être froide ; être chaste et bonne, c’est être honnête. Je n’ai jamais cru que cela fût difficile pour les âmes bien dirigées ; mais combien peu le sont en effet ! Je plains celles que la fatalité a flétries, et je ne les outrage pas. C’est le grand tort qu’on me reproche, Julien, je le sais ; je sais le blâme que m’ont attiré certaines amitiés ; je sais avec quelle ironie on a accueilli mes efforts quand j’ai voulu soutenir et consoler ceux que la foule accablait. C’est ici que j’ai fait usage de la force que Dieu m’avait donnée et que j’ai permis à mon orgueil de se lever pour faire face à l’injustice. C’est à cause de cela que j’ai livré mon front aux outrages des Juifs et couvert mon cœur d’une cuirasse d’airain pour y protéger la pitié. Ceux qui se sont réfugiés sous mon égide n’ont pas été livrés, et la populace s’est enrouée à crier après moi.

— Je le sais, Madame, dit Julien ; depuis deux ou trois jours seulement je regarde autour de moi, et je sais ce que pensent de vous-même ceux qui vous craignent et qui n’osent pas le dire. Je sais qu’en vous voyant accueillir des femmes décriées et protéger des hommes persécutés, on vous accuse de partager leurs égarements passés. Et j’admirerais le courage avec lequel vous les relevez, si je ne prévoyais, si je ne savais qu’il vous faudra les rabaisser et les rejeter où vous les avez pris…

— Vous pensez, Julien, qu’il n’y a pas de cure complète pour mes malades ? Moi, je ne désespère jamais de personne. Nous avons raison tous deux : vous, si vous me donnez un conseil de prudence ; moi, si je m’impose un devoir de miséricorde. Toute la question est de savoir si j’ai assez de force pour accepter les conséquences