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LE SECRÉTAIRE INTIME.

tout à coup. Tout ce qui se passait autour de lui lui causa une sorte d’horreur. Il se sentit suffoqué d’ennui et de tristesse ; et comme les premiers sons du concert de la cour commençaient à s’élever dans la brise du soir, il s’enveloppa de son manteau, et, s’éloignant rapidement, il traversa le parc et gagna une grille qui donnait sur la campagne. Alors il monta sur une des collines qui entouraient la résidence, et s’égara pendant une heure environ dans les bois dont ces collines sont revêtues.

Quand il fut las de marcher, il s’arrêta au hasard dans le premier endroit venu, et s’aperçut qu’il était dans un lieu découvert, beaucoup plus près du palais qu’il ne pensait l’être d’abord. Il s’étendit sur la bruyère et contempla, dans le vague de la nuit, le paysage incertain qui se déployait sous ses yeux. Le parc ducal était jeté au bas des montagnes par grandes masses noires, traversées ça et là d’une allée de sable blanchâtre, et semées de rotondes de gazon, de temples, de kiosques, d’autels emblématiques, et de statues de marbre qui apparaissaient dans l’ombre comme des fantômes immobiles. Le palais tremblait avec ses mille fenêtres illuminées dans les eaux de la Celina. Un grand cercle de brume enveloppait la ville jetée en amphithéâtre autour du parc ; et quelques fusées silencieuses, lancées dans les airs, partaient à intervalles réguliers des divers points de la résidence.

Le sirocco, qui jusque-là avait soufflé avec force, tomba tout à coup, et le temps devint serein ; les étoiles brillèrent, et la nuit fut assez claire pour que Saint-Julien pût saisir davantage les détails de ce tableau magique. À mesure que ses yeux s’en emparaient, l’air, devenant plus sonore, lui permit d’entendre le son des instruments monter jusqu’à lui. Il se coucha tout à fait contre terre, et remarqua que, plus on baisse les yeux au niveau du sol, plus la campagne prend un aspect magique et délicieux. Les plans semblent se détacher les uns des autres ; les masses se découpent plus nettement, les ombres se distribuent avec plus d’harmonie. On est comme les spectateurs placés au parterre d’un théâtre, pour les yeux desquels tous les effets de décorations sont calculés, et qui jouissent mieux que ceux des loges de toutes les illusions de la scène.

En même temps, Saint-Julien saisit distinctement toute la mélodie du concert. Les sons lui arrivaient faibles, mais purs, et les vibrations de certaines notes et de certains instruments étaient si aériennes et si pénétrantes, que tous ses nerfs en furent détendus et soulagés. Il commença à respirer plus librement, et des larmes coulèrent sur ses joues brûlantes.

Un rinforzando de tous les instruments lui annonça que le concerto arrivait au tutti finale, et en effet les derniers accords s’élevèrent dans l’air et s’évanouirent. Saint-Julien écouta encore longtemps après que la musique eut cessé ; enfin, n’entendant plus que le murmure uniforme d’un petit ruisseau qui s’échappait du taillis auprès de lui, il se leva pour s’en aller. C’est alors seulement qu’il aperçut un homme d’une taille élégante qui était debout à quelques pas de lui, et qui semblait partager son extase. Lorsque Saint-Julien passa près de lui, il s’inclina poliment pour le saluer, et le suivit à quelque distance. Comme Saint-Julien avait pris le devant et descendait assez lestement parmi les rochers au travers desquels passait le sentier, l’inconnu l’appela du titre de signore et le pria de l’attendre un peu.

« Que désire Votre Seigneurie ? répondit Saint-Julien. »

L’inconnu reconnut à ce peu de mots italiens l’accent français de Saint-Julien, et, s’exprimant en français avec beaucoup de facilité, quoiqu’il eût pour sa part l’accent allemand, il lui demanda la permission de retourner avec lui à la ville.

« Excusez l’indiscrétion de ma demande, ajouta-t-il. Je suis étranger et nouvellement établi dans ce pays-ci. Ce sentier, que j’ai parcouru lorsqu’il faisait encore jour, ne m’est pas aussi familier qu’à vous, et, de plus, j’ai la vue très-basse. Si je ne vous semble pas importun, je marcherai derrière vous et profiterai de votre expérience.

— De tout mon cœur, répondit Saint-Julien, qui fut gagné sur-le-champ par le son de voix et les manières de l’étranger. Je vais ralentir mon pas, et je suis sûr que votre conversation m’empêchera d’apercevoir ce petit retard. »

En effet, la conversation fut bientôt engagée en commençant par la musique ; elle parcourut toutes les choses générales dont peuvent s’entretenir deux personnes qui ne se connaissent pas.

Cette conversation fut tellement agréable pour l’un et pour l’autre, qu’une sorte de sympathie s’établit entre eux, et qu’ils éprouvèrent le besoin de prolonger leur rencontre. L’étranger proposa à Saint-Julien d’entrer avec lui dans une birreria. Saint-Julien accepta ; et son compagnon ayant demandé de la bière et du tabac, ils passèrent encore une heure ensemble. Ils s’apprirent mutuellement leurs noms et leur profession.

« Je suis de Munich, dit l’étranger, je me nomme Spark, et j’ai trente ans ; je suis étudiant et rien de plus. Je ne suis pas riche, mais je suis assez studieux et assez économe pour me contenter de mon sort, et trouver la vie une assez bonne chose. Je voyage depuis quelque temps pour mon instruction, et le hasard m’a amené dans cette petite principauté, dont j’ai trouvé l’aspect si beau et le séjour si agréable, que j’ai résolu d’y passer quelques semaines. Je serai heureux si vous me permettez de vous rencontrer de temps en temps à cette taverne ou de faire un tour de promenade avec vous à vos moments perdus. »

Saint-Julien accepta avec empressement, et ils se donnèrent rendez-vous à la même table pour le lendemain, à la même heure.

Lorsque Saint-Julien rentra au château, le concert était terminé. Minuit sonnait, et la princesse, fatiguée des veilles précédentes, se retirait dans ses appartements. À peine le jeune secrétaire était-il rentré dans le sien, qu’on frappa doucement à sa porte, et la voix de Ginetta lui dit à travers la serrure que Son Altesse le demandait.

XIII.

Quintilia était assise auprès de sa fenêtre, et contemplait la nuit, plongée dans une douce rêverie. Son visage avait une expression de sérénité que Saint-Julien ne lui avait pas vue depuis longtemps. Il s’était présenté avec un sentiment de haine et d’arrogance. L’attitude calme de la princesse lui imposa ; et, obéissant à un signe qu’elle lui fit, il s’assit sans oser dire une parole. Ginetta sortit et tira la porte sur elle. Aussitôt qu’elle fut seule avec Julien, la princesse lui tendit la main, et lui dit d’une voix ferme et douce : « Soyons amis. »

Saint-Julien céda plus à son trouble qu’à son penchant en touchant respectueusement la main de la princesse ; puis il resta debout et décontenancé. Elle lui fit de nouveau signe de se rasseoir à quelques pas d’elle, et il obéit.

« J’ai été sévère envers vous, Julien, lui dit-elle avec dignité et avec douceur. Vous avez été injuste envers moi ; vous avez voulu me traiter comme une autre femme, et vous vous êtes trompé. Je suis depuis longtemps dans une situation exceptionnelle ; mon caractère, mon esprit et jusqu’à mes manières ont dû porter un cachet particulier. Peut-être l’empreinte en est-elle mauvaise. Je sais qu’elle a choqué bien des gens, je sais que je suis souvent méconnue. Je ne dirai pas que cela m’est indifférent, je n’ai ni cet orgueil ni cette philosophie ; mais ma destinée est arrangée d’une certaine façon qui rend inévitables et même nécessaires toutes les choses que je fais, tous les goûts que j’ai, et par conséquent tous les soupçons que je laisse naître. Mon rôle se borne à conserver assez de force pour ne pas dévier d’une ligne dans la route que je me suis tracée, et tous les efforts de ma raison tendent à voir clair dans ma vie et dans mon cœur. Jusqu’ici j’ai repoussé avec succès toutes les influences extérieures ; je suis restée ce que Dieu m’a faite, et,