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LE SECRÉTAIRE INTIME.

entendu ? Parlez plus haut ; ou plutôt non ! parlez plus bas. Rosenhaïm ! »

— Rosenhaïm, répéta l’abbé prêt à s’évanouir.

Mais la princesse, au lieu de l’accabler de sa colère, fit un grand cri, et s’élançant à son cou, elle l’embrassa avec force en s’écriant : « Ah ! l’abbé ! mon cher abbé ! » L’abbé crut d’abord qu’elle avait dessein de l’étrangler ; mais quand il vit la joie briller sur ses traits, et qu’il sentit sur ses vieilles joues desséchées l’étreinte d’une bouche sérénissime, il se précipita à genoux, et n’exprima sa surprise et sa reconnaissance que par un torrent de larmes. Alors la princesse, craignant d’avoir été entendue, regarda autour d’elle, puis lui parla à l’oreille si bas, que Saint-Julien ne put entendre que les derniers mots : « Et sois muet comme si tu étais mort. »

« Pour le coup, pensa Saint-Julien, je touche à une grande crise ; je vais découvrir quelque chose d’infernal. »

La princesse resta immobile sur le balcon pendant cinq minutes. Elle avait l’air d’une statue éclairée par la lune ; puis elle leva tout à coup ses deux bras vers le ciel étoilé, fit un grand soupir, mit sa main sur son cœur, et rentra dans le bal avec un visage parfaitement calme.

Saint-Julien chercha du regard le mystérieux étranger ; il avait disparu. La princesse se retira peu après et ne reparut plus. Saint-Julien passa le reste de la nuit à errer dans le palais sans pouvoir découvrir autre chose. Il se trouva de nouveau face à face avec Galeotto, qui remontait l’escalier d’un air préoccupé.

« Où vas tu ? lui dit-il.

— Je cherche le criocère, répondit le page ; mais il faut qu’il ait pris sa volée dans les airs, et que ce soit un scarabée véritable, comme l’a cru maître Cantharide…

— Je crois que nous ne découvrirons plus rien aujourd’hui, dit Saint-Julien. Je suis accablé de fatigue, je vais me coucher.

— Je fais serment de ne pas me coucher, reprit le page, avant de savoir quel est cet étranger.

— Sais-tu ce que c’est que Rosenhaïm ? demanda Saint-Julien.

— Pas le moins du monde, dit le page.

— En ce cas nous ne savons rien, reprit Saint-Julien, et il quitta la fête. »

XII.

« Comment ! mon cher Cantharide, disait le lendemain Quintilia à son savant bibliothécaire, toute cette scène tragique n’était qu’une moquerie ?

— Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, très-illustre princesse.

— Mais sais-tu, mon cher maître, que je pourrais bien m’en fâcher, et trouver ta comédie un peu impertinente ?

— Elle a pu être de mauvais goût ; mais Votre Altesse doit m’excuser en faveur du dénoûment.

— Sans doute, sans doute, mon ami, reprit la princesse ; mais garde-toi de jamais te vanter devant qui que ce soit de cette mauvaise plaisanterie. Tout le monde en a été dupe comme moi, et personne n’a les mêmes raisons pour te la pardonner. À l’heure qu’il est, je suis sûre qu’il n’est question d’autre chose dans toute la résidence que de la manie singulière dont, par suite de trop graves études, ta pauvre cervelle a été atteinte hier au milieu de la fête.

— Déjà, répondit le savant, plus de trente personnes sont venues ce matin s’informer de ma santé ; et pour ne pas me trahir, tout en déclarant que j’étais infiniment plus calme, j’ai affecté d’éviter avec horreur de parler d’aucune chose qui eût rapport à l’histoire des insectes.

— C’est pourquoi les bonnes âmes, répliqua la princesse, ont dû chercher avec affectation tous les moyens de ramener la conversation sur ce sujet, afin de satisfaire leur curiosité au risque de te rendre tout à fait fou. Mais explique-moi une circonstance que je ne comprends pas bien. Notre ami m’a raconté comment, voulant me surprendre, il t’avait prévenu de son arrivée ; comment tu l’avais reçu et caché dans ton pavillon du parc, où tu l’avais déguisé avec soin sous ce costume de criocère. Je conçois pourquoi, voyant que je ne faisais aucune attention à lui, tu as débité ce grotesque monologue qui a tant diverti toute la cour et moi-même, tandis que tu t’enorgueillissais intérieurement de notre crédulité et de ta fourberie. Mais dis-moi pourquoi, au moment où je courus après toi, et où le criocère, s’approchant de ton oreille, parut te dire une parole mystérieuse, tu fis un grand cri de surprise et te jetas à son cou comme à la nouvelle d’une joie inespérée ?

— C’était, très-illustre princesse, répondit le professeur, pour fixer encore plus votre attention sur lui ; et si vous eussiez bien voulu écouter mes paroles, vous eussiez deviné sur-le-champ quel était ce personnage mystérieux. Je vous disais alors textuellement les paroles que voici : « Il n’est personne qui ait assez bien observé une physionomie d’insecte pour la reproduire ainsi ; je n’aurais pu le faire moi-même, et cependant il n’est qu’un homme au monde qui soit supérieur à moi dans cette science… »

— Je me souviens fort bien du reste de la phrase, interrompit la princesse ; tu ajoutas : « C’est un jeune homme que j’ai connu à Paris, et qui s’appelait… » Ici, je te pinçai le bras ; car, te croyant véritablement en délire, je craignis que tu ne vinsses à prononcer ce nom qui ne doit jamais sortir d’aucune bouche… Le cri plaintif qui t’échappa en recevant ce conseil de prudence fut aussitôt étouffé par les embrassements de notre ami…

— Et j’espérais, gracieuse princesse, interrompit à son tour le professeur, que, ramenant votre esprit vers cette personne dont j’ai eu le bonheur de faire la connaissance à Paris, et pour laquelle j’ai conçu tant d’estime et d’admiration, vous seriez en même temps frappée de me voir m’élancer dans les bras du criocère, objet jusque-là de mon épouvante. Toute cette scène était concertée entre lui et moi. Il devait, en passant entre Votre Altesse et l’oreille de son très-humble sujet, prononcer son propre nom assez haut pour qu’il fût entendu de deux personnes. Mais, par malheur, Votre Altesse fut importunée en cet instant d’une fadeur du duc de Gurck ; et notre ami, qui voulait surtout éviter les regards de ce seigneur, m’entraîna un peu plus loin, remettant à un moment plus propice…

— Ne vous semble-t-il pas, interrompit Quintilia, que quelqu’un vient de passer devant la fenêtre ? J’ai cru voir une ombre sur le mur derrière vous.

— Je ne le pense pas, interrompit le professeur ; mais, pour plus de prudence, fermons les portes et les fenêtres. »

En parlant ainsi, le professeur alla gravement fermer la fenêtre auprès de laquelle le petit Galeotto, accroupi dans les jasmins, avait écouté l’entretien précédent. C’est pourquoi il n’en put entendre davantage, et revint au palais assez mortifié d’avoir été dérangé au moment où peut-être il allait s’emparer du fameux secret.

Ce jour et le lendemain se passèrent sans qu’il fût possible à Saint-Julien et au page d’approcher de la princesse autrement qu’en public. Le premier ne s’étonnait pas d’être banni des appartements particuliers, et tout ce qui lui passait de bizarre et d’alarmant par la cervelle sur le compte de la princesse l’empêchait de se livrer au chagrin qu’il éprouvait, malgré lui, d’avoir perdu sa faveur. Je ne sais si ce fut un reste d’attachement pour elle, ou son avidité d’apprendre ce qu’il désirait tant savoir, qui le fit céder aux conseils et aux prières de Galeotto. Quoi qu’il en soit, il ne quitta pas la résidence. Le page mettait tant d’activité et d’espièglerie dans ses recherches, qu’il avait réussi à griser en quelque sorte le mélancolique et nonchalant Julien ; il lui avait communiqué un peu de sa gaieté méchante, et le jeune homme, croyant toujours faire un rêve, se jetait ironiquement dans un caractère fantasque et affecté.

Cependant, au bout de quarante-huit heures, le rôle qu’il jouait lui devint insupportable. Sa gaieté tomba