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LE SECRÉTAIRE INTIME.

contrer le regard de la Ginetta, et aussitôt, comme un élan sympathique, leur gaieté déborda en un double éclat de rire. Aussitôt tous les courtisans, même ceux qui n’avaient pas entendu un mot du discours de maître Cantharide, se livrèrent aux transports d’une gaieté convulsive. Ils se tordirent les bras, se fendirent la bouche jusqu’aux oreilles, et quelques-uns qui étaient sous les yeux de la princesse espérèrent obtenir son attention en se laissant choir sur le parquet. Au bruit de tous ces rires, à la vue de toutes ces contorsions, le pauvre Cantharide crut être arrivé à sa dernière heure, et rendre ses comptes en enfer, au milieu d’un sabbat de fantômes et de démons métamorphosés en insectes. Il se leva saisi d’épouvante, et s’enfuit en renversant tout ce qui se trouva sur son passage, et en s’écriant d’une voix étouffée : « Scaraboni ! Scarafaggj… »

La princesse, craignant pour sa santé, imposa d’un geste le silence et l’immobilité ; et, s’élançant sur ses traces, elle le saisit par une de ses ailes de cantharide ; car le professeur avait choisi le costume du beau scarabée dont la princesse lui avait donné le surnom.

« Mon cher maître, lui dit-elle, mon excellent ami, veuillez vous calmer et être bien certain que tout ceci n’est qu’une illusion de votre cerveau malade. Vous vous livrez à de trop graves études depuis quelque temps, cher Cantharide, et votre âme sensible vous crée des souffrances et des remords que le plus pur et le plus austère des chrétiens vous envierait. De grâce, revenez prendre part à nos plaisirs et admirer avec nous le costume admirable de ce criocère.

— Ah ! gracieuse princesse ! s’écria Cantharide en jetant autour de lui un regard effaré, si vous tenez un peu à la vie de votre humble serviteur, faites que cet effroyable criocère ne se présente jamais devant mes yeux. Non, ce n’est pas avec du carton et du verre qu’on a pu imiter le globe de ces yeux à mille millions de facettes qui rendent l’existence intellectuelle et physique des insectes si supérieure à la nôtre. Il n’y a pas de cristal assez limpide pour rendre l’éclat diamantin d’un œil de scarabée ; non, il n’y en a point, et il n’est personne qui ait assez bien observé une physionomie d’insecte pour la reproduire ainsi. Je n’aurais pas pu le faire moi-même ; et cependant il n’est au monde qu’un homme qui soit supérieur à moi-même dans cette connaissance : c’est un jeune homme que j’ai connu à Paris, et qui s’appelait… »

En ce moment le criocère, qui était immédiatement derrière maître Cantharide, se pencha à son oreille, et lui dit un mot qui fit tressaillir le savant de la tête aux pieds. « Juste ciel ! s’écria-t-il, en croirai-je le témoignage de l’ouïe ? » Et s’élançant dans les bras du criocère, il le serra si étroitement contre son sein, qu’il se cassa une aile et trois pattes.

La princesse, voyant cette scène ridicule se terminer d’une manière aussi touchante, laissa les deux scarabées se retirer à l’écart et causer d’une manière fort animée. Elle retournait à la danse lorsque l’abbé Scipione, qui ce jour-là était chargé, par une faveur toute spéciale, des fonctions de grand maître des cérémonies, s’approcha d’elle humblement et lui demanda la faveur de quelques instants d’entretien. Quintilia l’appela sur un balcon auprès duquel elle se trouvait ; et Saint-Julien, qui ne la perdait pas de vue, sortant par une autre porte vitrée, se trouva sur le balcon tout auprès d’elle, mais caché dans un bosquet touffu de géraniums et de clématites odorantes.

« Très-illustre et gracieuse souveraine, dit l’abbé, il se présente un incident de haute importance, mais sur lequel il m’est absolument impossible de prendre un parti sans la volonté de Votre Altesse.

— Parle, Scipione, répondit Quintilia, et dis-moi quelle est cette grave circonstance.

— Votre Altesse, dit l’abbé, m’a donné pour consigne de ne laisser entrer aucune personne masquée dans le bal ; elle a daigné seulement permettre que chacun pût ajouter à sa coiffure ou adapter à son visage un trait distinctif de l’insecte qu’il s’est chargé de représenter. Les uns ont donc été autorisés à prendre des nez postiches, les autres des fronts métalliques, d’autres des dards, d’autres des yeux de verre, etc. ; mais ici le cas est tout différent…

— Eh bien ! quoi ? dit la princesse impatientée.

— Pardon si j’abuse des précieux instants de Votre Altesse, reprit l’abbé ; mais je dois signaler une infraction notable aux lois qu’elle a établies : le criocère du lis, comme l’appelle, je crois, notre cher maître Cantarella…

— Eh bien ! le criocère du lis, n’en finirons-nous pas d’aujourd’hui avec lui ?

— Oserai-je faire observer à Votre Altesse que le criocère du lis porte un masque complet qui ne laisse voir aucune des parties de son visage ! Cette circonstance n’a pu échapper à la sagacité de Son Altesse, et sans doute il ne me convient pas… »

Quintilia fit un geste d’impatience ; le pauvre abbé s’arrêta effrayé, puis il reprit en tremblant :

« J’ai cru qu’il était de mon devoir de soumettre à Votre Altesse cette difficulté. Si elle approuve l’exception en faveur du criocère…

— Non, pas du tout, répliqua brusquement la princesse. Qui s’est permis de manquer ainsi à mes ordres ? Comment s’appelle-t-il ?

— Juste ciel ! dit l’abbé, j’ai cru, en voyant la bonne et charmante humeur de Votre Altesse, qu’elle savait fort bien le nom de ce personnage ; pour moi, je l’ignore absolument.

— Comment, l’abbé ! s’écria Quintilia avec colère, il y a ici, dans mon palais, dans mes salons, une personne dont vous ne savez pas le nom ! Un inconnu, un insolent, un espion peut-être ! Et vous appelez cela remplir les fonctions dont je vous charge ! Par le nom de mon père ! je vous chasserai.

— Très-gracieuse souveraine… s’écria le pauvre abbé en se jetant à genoux.

— Allez, allez, Monsieur, reprit Quintilia d’un ton impérieux, allez savoir le nom de celui qui me désobéit et me brave de la sorte. Toute cette scène absurde que maître Cantharide nous a faite m’a empêchée de faire attention à ce masque. Je croyais que c’était un des nôtres ; je croyais n’être entourée que d’amis ; je me reposais sur vous de ce soin. Ne me répondez rien, vous êtes inexcusable. Allez, et rapportez-moi une réponse sur-le-champ. Je vous attends ici. Je ne remettrai pas le pied dans un salon où un inconnu masqué ose se montrer devant moi. Cours ; et si ce n’est point une personne invitée, qu’elle soit chassée à l’instant.

Le pauvre abbé, pâle et inondé d’une sueur froide, s’élança dans le bal en murmurant d’une voix sourde : Maschera ! ah ! maschera maladetta !

« Monsieur, dit-il à l’étranger avec une arrogance qu’il déployait pour la première fois de sa vie, qui êtes-vous ? Son Altesse veut le savoir. »

L’étranger se pencha à l’oreille du grand maître des cérémonies et lui dit son nom ; mais il ne fit point sur lui le même effet que sur maître Cantharide. « Je ne vous connais pas, dit l’abbé ; et comme vous n’êtes pas invité, j’ai ordre de vous faire sortir.

— Allez dire d’abord mon nom à la princesse, répondit l’étranger, et si elle m’ordonne de sortir… »

Une contestation allait s’élever sans l’intercession de maître Cantharide.

« Lui ! s’écria-t-il, faire sortir un homme comme lui, le premier entomologiste du monde, l’homme le plus aimable que j’aie jamais rencontré !… Restez ici, mon ami, je prends tout sur moi, et j’accompagne l’abbé pour dire à la princesse qui vous êtes.

— Cela est inutile, répondit l’étranger, la princesse me connaît. Que monsieur consente seulement à lui dire mon nom. »

L’abbé céda à contre-cœur et retourna vers la princesse, qui l’attendait toujours sur le balcon. Les jambes lui flageolaient, et il eut de la peine à articuler le nom qu’on lui avait transmis.

« Rosenhaïm ! s’écria-t-elle violemment ; l’ai-je bien