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LE PICCININO.

veaux. Ou je me calmerai ou je changerai de souffrance ; qu’importe !

― Qu’as-tu donc à parler ainsi tout seul, Michel ? lui dit une voix douce, en même temps que la porte de sa petite chambre s’entr’ouvrait derrière lui. Et Michel, en se retournant, vit sa petite sœur Mila, qui, les pieds nus et le corps enveloppé dans une piddemia (mante brune à l’usage des femmes du peuple), s’approchait avec précaution.

Il n’y avait rien au monde d’aussi joli, d’aussi gracieux et d’aussi aimable que Mila. Michel l’avait toujours tendrement aimée. Cependant, son apparition, en cet instant, lui causa un peu d’humeur.

« Que viens-tu faire ici, petite ? lui dit-il, et pourquoi ne dors-tu pas ?

― Dormir déjà ! dit-elle, quand j’entends rouler les carrosses dans le faubourg, et quand je vois le palais de la princesse briller là-bas comme une étoile ? Oh ! je ne saurais reposer ! Notre père m’avait fait promettre de me coucher comme à l’ordinaire, et de ne pas aller courir autour du palais avec les autres jeunes filles pour tâcher de regarder la fête par les portes entr’ouvertes. Je m’étais donc couchée, et, quoique ces violons, qu’on entend d’ici, me fissent sauter le cœur en mesure, j’allais m’endormir résolument, lorsque mon amie Nenna est venue me demander d’aller avec elle.

― Et tu veux y aller, Mila ? désobéir à ton père ? Courir la nuit aux abords de cette maison entourée de valets, de mendiants et de vagabonds, avec une petite écervelée comme Nenna ? Tu ne le feras pas, je m’y oppose !

― Eh ! il n’est pas nécessaire de prendre ces grands airs paternels, monsieur mon frère, répondit Mila d’un ton piqué. Me croyez-vous assez folle pour écouter Nenna ? Je l’ai renvoyée ; elle est déjà loin d’ici, et j’allais me rendormir quand je vous ai entendu marcher et parler. J’ai cru que mon père était avec vous ; mais, en regardant par la fente de la porte, j’ai vu que vous étiez seul, et alors…

― Et alors, tu viens babiller pour te dispenser de t’endormir ?

― Le fait est que je n’ai nulle envie de me coucher si tôt, et que le père ne m’a pas défendu d’écouter et de regarder de loin ce qui se passe là-bas ! Oh ! que cela doit être beau ! On voit bien mieux de ta fenêtre que de la mienne, Michel ; laisse-moi donc rassasier mes yeux de cette grande clarté si réjouissante !

― Non, petite. La brise est fraîche cette nuit, et tu es à peine vêtue. Je vais fermer la fenêtre et me coucher. Fais-en autant, bonsoir.

― Tu vas te coucher, toi ; et tu viens de t’habiller ! à quel propos, je te prie ? Michel, tu me trompes, tu vas voir le bal, tu vas y entrer ! Je parie que tu es invité, et que tu ne m’en dis rien !

― Invité ! on n’invite pas les gens comme nous à de pareilles fêtes, ma pauvre petite ! Quand nous entrons là, c’est comme ouvriers et non comme amis.

― Qu’est-ce que cela fait, pourvu qu’on y soit ? Tu y entreras donc ? Oh ! que je voudrais être à ta place !

― Mais quelle est donc cette rage de voir ?

― Voir ce qui est beau, Michel, n’est-ce pas tout ? Quand tu dessines une belle figure, j’ai du plaisir à la regarder peut-être plus que toi qui l’as faite.

― Mais si tu étais là, ce serait à la condition de te tenir cachée dans quelque petite niche, car si l’on te voyait on te ferait sortir ; tu ne pourrais ni danser, ni te montrer !

― Fort bien ; mais je verrais danser, ce serait beaucoup.

― Tu es un enfant. Bonsoir.

― Je vois bien que tu ne veux pas m’emmener !

― Non, certes, je ne le puis. On te chasserait, et il me faudrait casser la tête à l’insolent valet qui t’insulterait à mon bras.

― Comment ! il n’y a pas un petit coin grand comme la main où je pourrais me cacher ? Je suis si petite ! Vois, Michel, je tiendrais dans ton armoire. D’ailleurs, sans me faire entrer, tu pourrais bien me conduire à la porte, et notre père ne serait pas mécontent de me savoir là avec toi. »

Michel fit un beau sermon à Mila sur la curiosité puérile, et sur ce besoin instinctif et violent qu’elle éprouvait d’aller s’enivrer du spectacle des grandeurs patriciennes. Il oublia qu’il était dévoré du même désir, et qu’il lui tardait de se trouver seul pour s’y abandonner.

Mila entendit raison lorsque Michel lui dit qu’il allait aider son père à surveiller l’ordonnance matérielle de la fête ; mais elle n’en fit pas moins un gros soupir.

« Allons, dit-elle en s’arrachant de la fenêtre, il n’y faut plus songer. Au reste, c’est bien ma faute ; car si j’avais pu prévoir que cela me donnerait tant d’envie, j’aurais très-bien pu dire à la princesse de m’inviter.

― Voilà que tu redeviens folle au moment où je te croyais raisonnable, Mila ! Est-ce que la princesse pourrait t’inviter, quand même elle en aurait la fantaisie ?

― Mais certainement ; n’est-elle pas maîtresse de son propre logis ?

― Oui-da ! et que diraient toutes ces antiques douairières, toutes ces augustes pécores, si elles voyaient sauter au milieu de leurs nobles poupées de filles, la petite Mila avec son corset de velours et son jupon rayé ?

― Tiens ! j’y ferais peut-être meilleure figure qu’elles toutes, jeunes et vieilles !

― Ce n’est pas une raison.

― Cela, je le sais ; mais la princesse est reine dans sa maison, et je parie qu’elle m’invite au premier bal qu’il lui plaira de donner.

― Tu le lui demanderas, n’est-ce pas ?

― Certes ! je la connais et elle m’aime beaucoup ; c’est mon amie. »

Et, en disant cela, Mila se redressa et prit un air d’importance si drôle et si joli que Michel l’embrassa en riant.

« J’aime à voir, Mila, dit-il, que tu ne doutes de rien. Et pourquoi te détromperais-je ? Tu perdras assez tôt les illusions confiantes de ton âge d’or ! Mais, puisque tu connais si bien cette princesse, parle-m’en donc un peu, ma bonne petite sœur, et dis-moi comment il se fait que tu sois si intimement liée avec elle, sans que j’en sache rien.

― Ah ! ah ! Michel, tu es curieux de savoir cela, à présent ! et jusqu’ici pourtant tu ne l’étais guère. Mais, puisque tu as été si peu pressé de me questionner, tu attendras bien encore jusqu’à ce qu’il me plaise de te répondre.

― C’est donc un secret ?

― Peut-être ! que t’importe ?

― Il m’importe fort peu, en effet, de savoir quoi que ce soit touchant cette princesse. Elle a un beau palais, j’y travaille, elle me paie, je ne me soucie pas d’autre chose pour le moment. Mais rien de ce qui intéresse ma petite Mila ne peut m’être indifférent et ne doit m’être caché, ce me semble ?

― Tu me flattes maintenant pour me faire parler. Eh bien, je ne parlerai pas, voilà ! Seulement, je te montrerai quelque chose qui te fera ouvrir de grands yeux. Tiens, regarde, que dis-tu de ce bijou ? »

Et Mila tira de son sein un médaillon entouré de gros diamants.

« Ils sont fins, dit-elle, et valent je ne sais combien d’argent. Il y aurait de quoi me faire une dot si je voulais les vendre ; mais je ne m’en séparerai jamais, puisque cela vient de ma meilleure amie.

― Et cette amie, c’est la princesse de Palmarosa ?

― Oui, c’est Agathe Palmarosa ; ne vois-tu pas son chiffre gravé sur l’or du médaillon ?

― Oui, en vérité ! Mais qu’y a-t-il dans ce bijou précieux ?

― Des cheveux, de beaux cheveux châtain clair, nuancés de blond, frisés naturellement, et si fins ! dit la jeune fille en ouvrant le médaillon. N’est-ce pas qu’ils sont doux et brillants ?

― Ce ne sont pas ceux de la princesse, car les siens sont noirs.

― Tu l’as donc vue, enfin ?

― Oui, je l’ai aperçue tantôt. Mais dites-moi donc,